mercredi 22 mai 2013, par
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Selon Bollée (1977, 15), une langue créole naît généralement « in einem geographisch und/oder kulturell isolierten Gebiet, in einer multilingualen Gesellschaft mit sozialem Gefälle – wie der Plantagengesellschaft in den Kolonien » [dans un territoire géographiquement et/ou culturellement isolé, dans une société multilingue marquée par une forte disparité sociale – comme la société de plantation dans les colonies [1]]. Elle y est la solution linguistique à la ‘catastrophe communicative’ (kommunikative Katastrophe) (Kramer 2004, 95) qui se produit entre les différents acteurs de la société esclavagiste. Étant donné que les circonstances et les dimensions de cette situation critique sont à différencier pour chaque langue créole afin d’en établir « a historically realistic theory of creole formation » (Arends 2002, 56), [2] notre contribution vise à éclairer quelques-uns des aspects socio-historiques liés à la genèse de la langue créole à base française en Guyane française, dont le détail n’a reçu que relativement peu d’attention jusqu’à maintenant. [3] Cette écologie externe comprend, selon Mufwene (2002, 53s),
le contexte socio-économique et historique où se situent ses locuteurs et [qui] détermine les variétés langagières et/ou dialectales auxquelles ils ont accès, ainsi que la fréquence et la nature des interactions qu’ils ont avec les locuteurs de ces variétés. L’écologie externe se situe aussi au sein de chaque locuteur, dans ses caractéristiques personnelles, surtout du point de vue de sa personnalité et de sa mentalité.
En nous basant sur des textes historiques, dont des documents d’archives non publiés, nous nous concentrerons donc sur les contacts et échanges potentiels entre les différents acteurs et médiateurs linguistiques présents dans la colonie française naissante, dans la seconde moitié du XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècle, qui ont contribué à l’émergence, la négociation et la stabilisation d’un nouveau moyen de communication intra- et interethnique, à savoir le créole de Cayenne. [4]
Il est cependant clair que nous ne sommes pas en mesure de fournir, dans cet article, tous les éléments constitutifs afin de reconstituer en détail les différentes étapes de la genèse du créole dans la société coloniale guyanaise. [5] Il serait, dans ce but, indispensable de rassembler encore davantage de données fiables concernant, par exemple, la composition démographique, l’origine des colons blancs et de la population servile provenant principalement de l’Afrique de l’Ouest et leurs habitudes linguistiques respectives, la vie sur les exploitations agricoles, le rôle du marronnage et les échanges humains officiels et ‘clandestins’ avec les colonies, voisines et autres. [6]
1.1 La stabilisation d’une colonie sur l’île de Cayenne
Au XVIIe siècle, la Guyane française se distingue considérablement des territoires coloniaux de la France dans la Caraïbe, représentant « un modèle de colonie original et particulier, […] caractérisé par la lenteur de son évolution » (Verwimp 2011, 65). Étant donné sa position géographique dans le Nord-Est du continent sud-américain et les inconvénients maritimes et éoliens, la Guyane est isolée de la France et des Antilles françaises. [7] En dépit des premières tentatives des Français au début du XVIIe siècle, l’alternance et l’inconstance des essais de différentes puissances coloniales européennes d’y prendre pied ne permettent qu’une stabilisation tardive d’une société coloniale sous domination française : dans les années 1650, ce sont d’abord des Hollandais et des juifs expulsés de Pernambouc qui arrivent à s’installer durablement sur l’île de Cayenne, en y établissant des sucreries, et à se procurer des esclaves (cf. Jennings 1995, 2009 ; Polderman 2004, 33, 65). [8] Après la reprise de Cayenne par De la Barre en 1664, « nombre de Juifs et de Hollandais s’en vont emmenant leurs biens et leurs esclaves à l’exception d’une cinquantaine qu’ils vendent avant leur départ. Les Français se partagent leurs habitations » (Polderman 2004, 64). Selon les recensements de De La Barre, 80 esclaves demeurent sous le contrôle des 60 propriétaires juifs qui restent dans la colonie avec les quelque 600 Français ; en 1665, un tiers d’entre eux sont morts (cf. De La Barre 1666, 40s ; Artur 2002, 204 ; Jennings 1995, 23). En 1667/68, les Anglais qui attaquent l’île de Cayenne y détruisent le bourg, les habitations et sucreries et emmènent les juifs et quelques esclaves (cf. Artur 2002, 223ss). Les colons français commencent à reconstruire la ville et les habitations ; après une invasion hollandaise en 1676, la colonie ne semble se stabiliser définitivement que vers la fin des années 1670 (cf. Barbot 1678-79/1979, 361ss). Le « microcosme colonial guyanais » (Polderman 2004, 269), qui souffre constamment du manque de secours financiers et de la discontinuité du peuplement, se concentre tout d’abord sur l’île de Cayenne et la terre ferme limitrophe (cf. Polderman 2004, chap. 1) [9] En même temps, en raison de la « difficulté du développement […] (expéditions malheureuses, épidémies, erreurs politiques) » (Goury 2001/02, 8) et de la lente évolution démographique, due, entre autres, à des apports d’esclaves irréguliers et faibles, ce n’est qu’après 1670 que la population servile africaine y dépasse en nombre les colons blancs (cf. Jennings 1995, 24, 29). [10]
1.2 La population servile africaine
Pour ce qui est de la provenance des esclaves en Guyane dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, Jennings (1995, 2009) analyse les apports successifs d’esclaves africains par les « compagnies dotées d’un privilège royal (la Compagnie des Indes, la Compagnie de la Guyane qui se transforma en Compagnie du Sénégal) ou par des négriers privés […] si les circonstances (avaries, guerres, saisies) les y obligeaient » (MLF 2002a, 60 ; cf. Artur 2002, 228). Les premiers navires arrivent en Guyane à partir de l’an 1660, amenant d’abord
120 Gbe-speaking Fon and Ardra. […] A Dutch slaver visited Cayenne twice in the 1660s, each time bringing slaves from the Gbe-speaking part of West Africa. Only after 13 years were non-Gbe-speakers added to the slave population when in 1673 a ship from Senegal – the first French slaver to visit Cayenne – brought Bambara and other Africans to Cayenne. Another ship from Kalabar arrived soon afterwards, and then several ships carrying Gbe-speakers. (Jennings 2009, 374 ; v. Jennings 1995 pour les détails des différents bateaux)
Entre 1687 et 1699, Jennings (1995, 29) compte finalement un bateau négrier venant du Congo et plusieurs du Sénégal. Tandis que les premiers esclaves arrivant en Guyane sont encore exposés pendant quelques années aux variétés portugaises et néerlandaises parlées par les colons hollandais et juifs (de 1660 à 1664, voire 1667 pour les secondes), ceux qui y sont vendus ensuite se retrouvent confrontés au français colonial. [11] En même temps, Jennings (2009, 384) suppose une hétérogénéité linguistique des esclaves africains moins prononcée qu’aux Antilles, surtout pour la période précédant les années 1670 : [12] « Gbe-speakers made up the founding members of the enslaved African population, and their linguistic influence lasted more than a generation ». [13] Ce fait aurait contribué à une persistance plus prolongée des langues Gbe en Guyane, retardant éventuellement aussi la naissance d’un nouveau moyen de communication horizontale parmi la population servile :
It is difficult to imagine how the first generation of locally-born slaves did not acquire Gbe as their first language. It is also difficult to imagine how the first children could have encountered linguistic chaos requiring the rapid creation of a new language in an environment where there were only two languages : Gbe and French. (Jennings 2009, 384s ; v. également Jennings 1995)
1.3 Échanges entre colonies en Amérique
Afin de déterminer avec plus de précision la question de l’apport linguistique des esclaves amenés par la traite négrière en Guyane, il serait certainement indispensable d’inclure également ceux achetés légalement ou illégalement dans les colonies voisines de la Guyane, dont Jennings ne tient pas compte. Surtout au XVIIe siècle, les trafiquants font du commerce illégal avec le Surinam (cf. Froger 1699, 157 ; Le Roux et al. 2009, 76s) : la colonie hollandaise florissante n’est qu’à quatre ou cinq jours de pirogue de Cayenne. Vers 1700, on y compte 8000 esclaves, 600 protestants hollandais et 300 juifs portugais ; les 200 habitations produisent surtout du sucre (cf. Polderman 2004, 45). Qui plus est, la pénurie d’esclaves en Guyane rend parfois nécessaire l’autorisation de la traite à l’étranger, comme, le 20 avril 1711, avec le Surinam :
Sur ce qui a été réprésenté à Sa Majesté que les habitans de la province de Guyanne et île de Cayenne ne peuvent point cultiver les terres qui leur ont été concedées n’y entretenir le nombre des Sucreries qu’ils y avoient établies, par le defaut des negres Esclaves, causé par le peu que les vaisseaux marchands y en apportent à cause de la Guerre, ce qui empêche non seulement l’augmentation de la colonie, mais la tient dans un état languissant qui la diminüe journellement. Sa Majesté voulant procurer l’agrandissement de cette Colonie, en procurant aux habitans les moyens d’entretenir et d’augmenter leurs établissemens, leur auroit permis de faire des traites avec les hollandais de Surinam, pour introduire des Negres Esclaves dans la province de Guyanne, et île de Cayenne […]. (Ordonnance du Roi du 20 avril 1711, BNF Fonds Artur NAF 2581, f.62s)
De plus, il faudrait s’interroger sur l’influence linguistique d’une population servile possiblement venue d’autres territoires coloniaux français (ce qui implique également un contact antérieur au français colonial), par exemple à travers les échanges de personnel administratif, de colons ou de pères jésuites, également à l’œuvre aux Antilles françaises (cf. Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 383). Au XVIIe siècle, la Guyane dépend administrativement du gouverneur général des îles françaises d’Amérique siégeant à Saint-Pierre de Martinique, poste créé en 1669 (cf. Polderman 2004, 121). Ce fait force les habitants de la Guyane, jusqu’en 1703, pour ce qui est de « leurs affaires civiles et criminelles », « d’aller à la Martinique pour les terminer, ce qui les detourneroit de l’application qu’ils doivent donner à leurs cultures et habitations et leur causeroit des dépenses extraordinaires » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.35 ; cf. id., f.39 et Artur 2002, 323). En outre, la rotation des fonctionnaires coloniaux (généralement en même temps propriétaires d’une habitation) à l’intérieur des territoires français en Amérique est considérable, mais les sources anciennes ne nous disent rien d’un possible apport d’esclaves en provenance des Antilles à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. [14] Ce n’est qu’au milieu du XVIIIe siècle que Philippes Antoine Le Moine, jusque-là écrivain principal à la Martinique, nommé ordonnateur de la Guyane, « ne tarda pas à […] venir […] de la Martinique » (Artur 2002, 588 ; cf. id., 589), amenant « entre autres une douzaine de nègres et négresses, très bons domestiques, qui contribuèrent à leur faire honneur à Cayenne » (Artur 2002, 588 ; cf. id., 691) ; [15] en 1737, un seul négrier en provenance de la Martinique vend neuf esclaves aux habitants guyanais et seize aux jésuites (cf. Jennings 1998, 256s).
Pour ce qui est des échanges de missionnaires entre les colonies françaises, la Guyane dépend, comme la Guadeloupe, Saint-Domingue et Saint-Christophe, du père supérieur général des jésuites à Saint-Pierre de la Martinique. [16] En Guyane, les jésuites obtiennent le droit définitif de s’établir et de créer des habitations le 3 octobre 1665 et y occupent désormais le monopole spirituel « tant au regard des François, que pour les naturels et esclaves du païs » (Certificat de Lefèvre de Lezy du 15 février 1674, cité dans Artur 2002, 245 ; cf. Archives des Jésuites de France F Gu 5 ; Verwimp 2011, 49). [17] Contrairement à leur première vocation principale, la conversion des Amérindiens, les deux jésuites présents en Guyane en 1679 reçoivent l’ordre du supérieur général, « dans la crainte […] que ces deux pères ne s’abandonnassent par trop au travail, […] de s’appliquer uniquement aux François et aux Nègres, sans penser du tout aux Indiens » (Mongin 1679/1857, 283). [18]
Dans les deux premières décennies de présence jésuite en Guyane, on constate quelques rotations des pères, n’impliquant néanmoins que très rarement le transport d’esclaves dans le sens Antilles-Guyane : en juin 1667, le révérend père Grillet, premier supérieur des jésuites en Guyane, y arrive de Saint-Christophe ou de Guadeloupe ; il rencontre le père Jean Morelet, qui arrive de la Martinique (cf. Grillet 1668/1857, 198ss ; Verwimp 2011, 50). Ce dernier amène deux esclaves qu’il obtient du gouverneur général de la Terre ferme et des Îles de l’Amérique, De La Barre, qui, séjournant alors aux Antilles, « en considération […] gratifia notre maison de Cayenne de deux nègres de prix » (Grillet 1668/1857, 198). La même année, lors d’une attaque anglaise, le père Grillet se réfugie à Saint-Christophe. Il repart pour la Guyane en passant par la Guadeloupe où un nombre considérable d’habitants destinés à la Guyane sont embarqués :
on me fit prendre à Saint-Christophe des haches, des houes, des serpes, du linge à nos usages, et trois rouleaux de moulins à sucre. Je m’embarquai pour la Guadeloupe, où l’on équipoit un vaisseau qui devoit porter plus de deux cents habitants à Cayenne. (Grillet 1668/1857, 223)
Sur le bateau se trouvent également des esclaves dont on ne connaît pas la provenance. Sur l’île de St-Jacques, une des îles escales du Cap-Vert sous domination portugaise, le père instruit des esclaves non baptisés qui ne comprennent apparemment pas le français :
Les eaux dont nous avions fait provision étant fort mauvaises, il n’y eut que cinq personnes, sur soixante-dix-huit que portoit notre vaisseau, qui ne furent point malades. Par la grâce de Dieu, je fus de ce petit nombre, et je baptisai les esclaves qui moururent. Un des nôtres, que j’avois pris à Saint-Christophe, me servit d’interprète et m’aida à les instruire. Je chantai les prières pour les funérailles, selon le rituel romain, avant qu’on jetât les corps à la mer. (Grillet 1668/1857, 204s)
Le 29 mai 1668, le père Grillet arrive finalement en Guyane avec les « deux cents passagers qui viennent se fixer dans l’île de Cayenne » (Grillet 1668/1857, 224). En outre, il amène « de la Martinique un menuisier, un chasseur mulâtre, et un petit Caraïbe de quinze à seize ans que j’ai baptisé sur mer dans un moment où nous craignions d’être attaqués. Il est bien instruit […] » (Grillet 1668/1857, 224 ; cf. également Le Roux et al. 2009, 47ss).
1.4 L’inculturation linguistique des esclaves
Ne pouvant pas approfondir ici la question de la provenance et des langues maternelles des esclaves, nous allons néanmoins regarder de plus près les possibilités d’échanges linguistiques de ceux-ci après leur arrivée dans la colonie : au moins à partir de la stabilisation de la mission jésuite en Guyane dans les années 1680 (v. 2.4), les esclaves sont d’une certaine façon ‘encadrés’ par les pères dès leur débarquement dans le port de Cayenne. Ceux-ci confient aux esclaves qui sont présents dans la colonie depuis un certain temps et éventuellement même élevés au rang de bedeaux noirs (v. 2.4), l’accueil spirituel des nouveaux venus dans une langue africaine, afin de permettre un minimum de communication et de faciliter leur intégration dans la société d’esclavage guyanaise. [19] Selon les pères jésuites, les esclaves nouvellement arrivés
sont charmés de trouver en arrivant des gens de leur pays qui leur font entendre de quoi il s’y agit à l’égard des maîtres qui les ont achetés, et des Peres noirs qui les viennent d’abord voir et leur font faire le signe de la croix, pour prise de possession au nom de J.C. Ils connoissent bientôt que le batême leur donne une espéce de relief et que ceux de leurs compatriotes qui ont déja reçûs ce premier sacrement n’en sont gueres plus gênés dans leur conduite et dans leurs mœurs. (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.47)
Cette assistance va jusqu’à un premier enseignement religieux dans des langues africaines, ce qui semble tout à fait compatible avec l’hypothèse de Jennings d’une coexistence prolongée du français et des langues Gbe : « […] on leur donne d’anciens nègres de leur propre langue, qui sont chrétiens et bien instruits, et qui commencent à leur donner les premiers principes du christianisme » (de la Mousse 1686, GBro102/3, f.154). En tout cas, les lettres des jésuites prouvent que, même au début du XVIIIe siècle, une partie au moins des esclaves de la colonie sont toujours tout à fait capables de se servir de leur(s) langue(s) maternelle(s).
Il n’empêche que certains esclaves semblent avoir, dès 1687, de moins en moins recours à leur langue(s) première(s) :
Nous avons parmi les nègres de Cayenne six ou sept nègres d’Angole ; qui pourrait commencer leur instruction, comme nous la faisons faire ordinairement des nouveaux venus, par des nègres de la même langue ? Mais ces six ou sept Angolais sont vieux, ils ont oublié ou peu s’en faut la langue de leur pays, qui n’a même aucun terme pour les mystères de la religion, non plus que pour les sciences. (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.198)
Si l’observation du père est correcte, il pourrait s’agir avant tout des esclaves parlant initialement une langue non-Gbe (probablement bantoue), c’est-à-dire un idiome minoritaire parmi les variétés Gbe dominantes dans la population servile présente en Guyane française à cette époque.
Néanmoins, les témoignages des jésuites des années 1680 montrent également que la situation est en train de changer car ils se voient confrontés à une plus grande diversité de langues africaines, qui mène les pères à poursuivre l’évangélisation des esclaves dans un ‘jargon français’ (v. 2.6) :
Ce serait une chose infinie et impraticable d’apprendre les langues du pays des nègres, qui sont diverses et toute différentes, dans cette étendue de sept à huit cents lieues de côtes d’Afrique, où l’on va acheter les nègres, outre même que l’on achète des nègres du fond des terres, que l’on porte à la côte pour vendre, qui ont aussi des langues différentes. (de la Mousse 1686, GBro102/3, f.154) [20]
2.1 Société d’habitation et société de plantation en Guyane française
Après leur arrivée en Guyane, les esclaves sont alors affectés, pour la plupart, aux habitations des colons qu’Artur (2002, 255) décrit comme des « terres appartenant en particulier à chaque habitant et qui sont des espèces de métayeries ou de fermes où ils résident ordinairement ». Du fait de la taille réduite de la colonie et du faible apport humain, la structure des exploitations agricoles y est tout à fait particulière pendant toute l’époque qui nous intéresse :
Il y avait […] quelques habitations assez vastes, telles les sucreries, qui regroupaient à elles seules une large partie des esclaves de la colonie, et qui, de ce point de vue, se démarquaient très nettement de la masse des petites habitations où la main-d’œuvre servile était faible, voir presque inexistante : quoique n’impliquant pas la richesse des dites habitations (certaines ne se maintenaient que grâce aux avances renouvelées de l’État), cette présence d’une minorité d’habitations réunissant une majorité d’esclaves est importante à noter pour comprendre la vraie nature du régime servile en Guyane. (Jolivet 1980, 21)
Dans le détail, en 1685, la Guyane compte seulement 284 Blancs et 1313 esclaves dont plus de 60% sont employés sur dix des dix-huit sucreries existantes qui font, généralement, partie des exploitations d’une certaine importance ; les quinze habitations les plus grandes rassemblent 73% de la population servile totale. [21] En comparaison avec les Antilles, nous avons cependant toujours affaire à des plantations moyennes : quinze des sucreries sont parmi les dix-sept habitations guyanaises qui possèdent plus de vingt esclaves ; néanmoins, les dix plus grandes emploient, chacune, au moins 59 esclaves (cf. AN C14/2, f.166-174 ; Artur 2002, 268 ; Jennings 1995, 31 ; Polderman 2004, 72). En même temps, seul un maximum de quinze esclaves travaillent aux côtés de leur maître sur 57 petites habitations cultivant des vivres et du rocou sur l’île de Cayenne ou aux alentours de celle-ci (cf. Jennings 1995, 31 ; 1998, 153s). [22] Vingt ans plus tard, la situation n’a guère changé : plus de 64% des esclaves travaillent toujours sur les quinze habitations les plus grandes (cf. Jennings 2009, 377). Tandis que le nombre des grandes exploitations de plus de 50 esclaves (douze en 1685, onze en 1711 et seize en 1717) reste relativement stable, le nombre d’habitations moyennes (entre 10 et 50 esclaves) augmente considérablement, passant de quatorze (en 1685) à 44 (en 1717), les 83 habitations de cette taille finissant même par constituer en 1737 plus de 40% de la totalité des exploitations agricoles (cf. Polderman 2004, 638). À cette époque, nous constatons une légère augmentation du nombre de petites habitations, comptant seulement un à dix esclaves (45 en 1685, 35 en 1711 et 62 en 1737). [23] Contrairement à la situation de la fin du XVIIe siècle, entre 1717 et 1737, les petites et moyennes habitations rassemblent déjà les deux tiers de la population servile (cf. Polderman 2004, 72). [24]
Au vu de ces données, force est de constater qu’il est impossible de discerner, en Guyane française, une nette succession de deux phases coloniales comme la postule Chaudenson (1992, 91ss ; 2003, 88s) pour d’autres territoires coloniaux français : selon son modèle, une société de plantation « où les esclaves sont encore peu nombreux (moins nombreux que les Blancs en tout cas) » et où « leur jeunesse et leur très forte intégration dans les familles des maîtres les amènent à apprendre rapidement les variétés de français en usage » (Chaudenson 2002, 33), serait suivie d’une période de plantation. Pendant cette deuxième phase, le nombre d’esclaves dépasse largement celui des Blancs, entraînant des conséquences massives pour leur acquisition de la langue européenne :
Les masses d’esclaves nouveaux ne sont plus désormais en contact qu’avec d’autres esclaves dont ils vont apprendre des variétés de français, elles-mêmes approximatives, sans confrontation réelle avec le modèle linguistique central. Le français, déjà koinèisé dans la première phase de ces sociétés, va ainsi se transformer sous l’effet des stratégies d’appropriation, pour aboutir à l’émergence de variétés de plus en plus autonomes qui vont, à leur tour, servir de cibles linguistiques aux nouveaux arrivants. (Chaudenson 2002, 37 ; en italiques dans l’original) [25]
Or, pour ce qui est de la situation guyanaise à partir des années 1670/80, nous devons plutôt postuler la coexistence permanente d’une société de (micro-)habitations et d’une société de plantation, ces plantations étant cependant toujours de taille réduite par rapport aux îles antillaises. [26] Toutefois, les grandes habitations et celles de taille moyenne constituent certainement la ‘case départ’ pour la formation d’un créole français, en réunissant les conditions requises pour l’apprentissage non guidé, de la part des esclaves africains nouvellement arrivés, d’un système d’approximations du français déjà en usage parmi les esclaves présents depuis plus longtemps (cf. Chaudenson 1992, 136). [27] Étant donné que « la transmission linguistique est affaire trop complexe pour être réduite à des questions de rapports numériques » (Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 398), nous allons donc examiner
diverses données sociales […] : reconnaissance de prestige […], rôles sociaux (domestique dans la maison, en particulier femme s’occupant des enfants, esclave ou affranchi s’occupant du commerce et des affaires du maître à la ville, intégration religieuse et rôle dans l’église locale, alphabétisation, etc.). (Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 398)
2.2 Les petites habitations familiales
Dans les dernières décennies du XVIIe siècle, les nombreuses petites habitations guyanaises permettent sans aucun doute un accès favorable des esclaves aux variétés françaises parlées par leurs maîtres. Souvent, elles se réduisent « à une habitation de survie élémentaire », exploitée par « un homme seul ou une famille (souvent de type mononucléaire […]) » (Polderman 2004, 74) de colons blancs avec une poignée d’esclaves. Ils n’y sont pas surveillés par un commandeur et sont fréquemment employés à des tâches ménagères (cf. Debien 1964, 25 ; Polderman 2004, 403). En outre, « [l]e petit propriétaire apparaît aux champs à côté de son esclave pour rentabiliser son exploitation, ou simplement tenter d’assurer sa subsistance » (Verwimp 2011, 174). [28] Des conditions semblables se présentent pour les esclaves travaillant dans les ménages de la ville de Cayenne : En 1709, seules « 58 familles avec 63 esclaves résident en permanence dans le bourg » (Polderman 2004, 468) ; en 1737, le nombre d’esclaves (domestiques) des 40 familles résidant à Cayenne est toujours très faible : « Seules 18 familles (dont les sœurs de l’hôpital) habitant en permanence à Cayenne comptent des esclaves (66 en tout) » (Polderman 2004, 469), étant donné que « les habitans font leur séjour ordinaire » (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.34) sur les habitations à l’extérieur de la ville.
2.3 Les plantations guyanaises
La situation est évidemment bien différente sur les habitations plus importantes dont le nombre n’augmente qu’à partir des années 1680. En 1687, elles se situent essentiellement sur l’île de Cayenne ; selon les témoins jésuites, « les plus grandes et les plus belles sucreries et par conséquent le plus grand nombre de nègres » (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.185) se trouvent précisément dans la paroisse de Rémire « où etoit autre fois bâti le Bourg. Il n’y a plus depuis longtems que des habitations » (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.41). Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les grandes exploitations guyanaises appartiennent, « en société avec des gens du païs, à des particuliers résidant en France ou ailleurs » (Artur 2002, 258). Elles sont gérées par un économe et se rapprochent le plus « des plantations antillaises en terme de productions et d’investissements » (Polderman 2004, 369 ; cf. Jolivet 1980, 21, 32). [29] Les plus grandes exploitations guyanaises cultivent souvent, mais rarement exclusivement, la canne à sucre (cf. Polderman 2004, 78).
Ainsi, l’accès des esclaves africains au français parlé par les colons devait être beaucoup plus restreint sur les habitations d’une certaine importance qu’au sein des petites fermes familiales. De la sucrerie Deux-Caps, appartenant aux jésuites à partir de 1688, nous savons, grâce à des travaux archéologiques, que le domaine y est divisé en trois parties, à savoir le territoire de production, le quartier des esclaves et le quartier des maîtres jésuites. Les ‘cases des nègres’ de six mètres sur douze sont destinées à des familles serviles nombreuses et se trouvent au centre de l’habitation, directement au-dessus de la zone de production ; le quartier des esclaves et la zone industrielle sont tous les deux relativement isolés du quartier des maîtres (cf. Barone Visigalli 2006, 490-498 ; Verwimp 2011, 209ss). [30] Sur ce type de grande exploitation, les contacts linguistiques ne sont certainement pas les mêmes pour les différents ‘types’ d’esclaves présents : [31] ce sont avant tout les esclaves domestiques ou ‘de case’, travaillant dans la maison du maître, qui ont un accès assez direct aux variétés parlées par les Blancs, étant donné qu’ils s’occupent des enfants des esclaves et des maîtres, des personnes malades et des vieillards et infirmes vivant sur l’habitation. [32] Les esclaves faibles ou convalescents sont également employés « aux travaux sédentaires et aux petites tâches » (Debien 1964, 26) dans la cuisine et pour garder les enfants ou les bêtes : « Tous les malingres quasi inutiles, les vieux, les infirmes, groupent une part assez forte de l’atelier, les femmes s’y trouvant les plus nombreuses » (Debien 1964, 26). [33]
Il y a, en outre, généralement « un petit groupe d’enfants qui travaillent à côté du grand atelier. On les occupe aux petites tâches de ramassage de bois et d’herbe, ou de fanes de patates, de feuilles de cannes. Le passage dans le grand atelier se fait vers 14 ans » (Debien 1964, 27). [34] Cependant, le petit nombre d’enfants nés dans les 27 ménages serviles de la sucrerie Noël en 1690, permet de douter de leur rôle constitutif pour la nativisation d’une langue créole à cette époque : [35] l’« essentiel de l’atelier est […] composé d’adultes entre 14 et 47 ans » et c’est « donc par l’achat de lots de jeunes que l’effectif de l’atelier s’est constitué et se maintient » (Debien 1964, 24 ; cf. également Jennings 2009, 380s). [36]
Outre les esclaves travaillant dans le ménage des maîtres, d’autres sont formés pour les différents ateliers de l’habitation. En raison de la pénurie constante d’ouvriers qualifiés en Guyane, il y a même une « volonté officielle de favoriser l’apprentissage des métiers […] par les esclaves » (Polderman 2004, 403) : [37] « Ordinairement, dans une habitation un peu riche, outre les Négres travaillans, on en a d’autres qui sont Potiers, Charrons, Machoquers, Massons, & de tous les métiers qui peuvent être utiles à une Sucrerie » (Barrere 1743, 89). Sur les habitations des jésuites, qui figurent parmi les propriétaires les plus importants de la colonie, les esclaves sont également « [f]ormés à la fois à la théologie mais aussi aux métiers que nous qualifierions aujourd’hui ‘d’ingénierie’ » (Barone Visigalli 2006, 490) et regroupés dans des ateliers artisanaux. [38] Néanmoins, seule une petite partie des esclaves a acquis une ‘qualification’ de (maître) sucrier, maçon, scieur de long, charpentier, menuisier, forgeron, couvreur, couturier ou blanchisseuse (mais souvent ils sont formés dans plusieurs métiers à la fois) (cf. Debien 1964, 24 ; Polderman 2004, 402s). [39] Ces esclaves, pour la plupart des hommes, sont dans la colonie depuis plus longtemps et travaillent généralement en équipe avec des artisans et engagés blancs, particulièrement présents en Guyane vers 1687. [40] Il est donc assez probable qu’ils y ont déjà acquis des connaissances d’une variété du français (ou qu’ils sont assez motivés pour le faire), d’autant plus que ce sont avant tout les esclaves nés en Guyane (toujours rares dans la deuxième moitié du XVIIe siècle ; v. notes 34 et 36) qui occupent les postes les plus importants dans les ateliers et y jouissent d’une reconnaissance particulière :
Il semble que l’on fasse un sort particulier aux hommes créoles et aux Bambaras. Il est vrai qu’ils ne sont pas nombreux […]. L’un des créoles est cuisinier, l’autre à la fois menuisier, couvreur et couturier. Les trois autres [sont] cabrouetiers et gardiens du bétail, tous postes enviés […]. (Debien 1964, 25)
En tout cas, les esclaves qualifiés, souvent nés ou arrivés jeunes dans la colonie, ont toujours un accès plus aisé au français colonial que les esclaves travaillant dans les champs de canne à sucre. Généralement, ce sont les esclaves nouvellement arrivés dans la colonie qui y sont employés et qui forment la majorité de la population servile sur les grandes exploitations : sur l’habitation de Loyola, ils constituent un quart de la population servile totale (cf. Polderman 2004, 403).
Le travail aux champs est organisé et surveillé par des commandeurs pour les femmes et pour les hommes ; dans le meilleur des cas (du point de vue des propriétaires), ils sont en même temps les confidents du maître. Ceci nous fait supposer la maîtrise du français colonial ou, au moins, d’une approximation, de la part des premiers :
Les bonnes qualités d’un commandeur, c’est d’être attaché au maître de l’habitation ; rendre tous les jours un fidéle compte à l’œconome de ce qu’il y aura à faire ; d’avoir soin de faire travailler les esclaves ; de les châtier, quand ils l’ont mérité ; les compter, soir & matin, lorsqu’ils sont assemblés pour la priere ; leur faire faire la veillée ; en un mot, les occuper toujours, autant qu’il est raisonnable ; & ne les perdre, pour ainsi dire, jamais de vûë. (Barrere 1743, 87)
Les sept commandeurs recensés au total sur toutes les grandes habitations en Guyane, pour l’année 1737, surveillent entre 11 et 343 esclaves (cf. Polderman 2004, 404) ; la façon de parler des commandeurs est donc probablement la seule forme de ‘français’ à laquelle ces esclaves ont directement accès pendant leur travail aux champs. [41] Selon Polderman (2004, 403s), dans la période de l’Ancien Régime, la fonction de commandeur est remplie par « un Blanc (un ancien soldat, parfois un engagé) ou un Noir libre ». [42]
D’une façon plus générale, les Noirs ayant accédé à la liberté par mariage, héritage, rachat ou ‘mérite’ (cf. Polderman 2004, 414-422), en tant que « groupe intermédiaire entre celui des maîtres blancs et celui des esclaves » (Jolivet 1985, 104), pourraient avoir joué un certain rôle dans le prestige conféré aux variétés françaises. Même s’ils ne sont pas considérés comme les égaux des colons, il n’est pas rare que les « anciens esclaves deviennent eux-mêmes parfois des esclavagistes, et tentent ce faisant, d’intégrer la société des blancs » (Polderman 2004, 414 ; cf. également id., 405). Néanmoins, le nombre de Noirs libres est assez réduit en Guyane pendant l’époque qui nous intéresse : [43] selon les recensements officiels, ils sont quinze en 1677, 23 en 1698 et 28 en 1716 ; suivant Polderman (2004, 415), ces données sont toutefois « probablement inférieures à la réalité. En effet, une analyse détaillée du recensement de 1737 aboutit à un chiffre approchant la centaine de libres d’origine africaine cette année-là ». Généralement, ils vivent sur les habitations les plus importantes de la colonie ; en 1737, huit propriétaires sont des hommes libres d’origine non blanche qui possèdent des habitations assez isolées avec moins de dix esclaves (sauf une). Pour la même année, la présence de ‘mulâtres’ est signalée sur 16% de la totalité des habitations, généralement les plus aisées (cf. Polderman 2004, 416s). En dépit de leur reprise des conditions hiérarchiques de la société coloniale, les gens de couleur libres semblent entretenir un lien d’alliance particulier avec le reste de la population servile. En 1685, le gouvernement colonial édicte un règlement contre les ‘Negres libres’ qui procurent aux esclaves les moyens de devenir marrons (cf. BNF Fonds Artur NAF 2581, f.50verso). Le 10 juin 1705, une Ordonnance du Roi déclare « qu’à l’avenir les Negres libres qui retireront chez eux des Negres Marrons, ou récéleront les vols qu’ils font, ou les partageront avec eux, soient dechus de leur liberté et vendus avec leurs familles residans chéz eux » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.51verso).
2.4 Le rôle linguistique des pères jésuites
Finalement, pour tous les esclaves des habitations de l’île de Cayenne, il existe encore un autre modèle linguistique, probablement assez prestigieux : ce sont les pères jésuites qui interviennent de façon directe auprès de la population servile lors de leurs visites régulières sur les habitations, à des fins évangélisatrices, par exemple afin de délivrer les sacrements. [44] Leur influence est particulièrement prononcée à partir des années 1680, lorsque le personnel évangélisateur et l’organisation de la mission se stabilisent : [45] on compte désormais constamment entre quatre et cinq pères ; parallèlement, le nombre de frères, employés en tant que coadjuteurs temporels des pères, étant très faible avant 1681, augmente également jusqu’en 1699 (cf. Verwimp 2011, 87) :
Au-delà de la permanence des chiffres, il y a aussi la continuité des équipes. […] De 1683 à 1685, les pères et leurs fonctions restent inchangés, et de 1691 à 1695 c’est à nouveau la même équipe qui officie sans aucun changement : une stabilité surprenante face à la mobilité des jésuites antillais. Cette constance permet d’établir des bases solides, un savoir conséquent […]. (Verwimp 2011, 86) [46]
Selon le règlement de 1696, tous les habitants de la Guyane sont officiellement obligés
lorsqu’on portera les sacremens à leurs domestiques ou esclaves, de faire nettoyer, approprier et préparer, selon leurs facultés, dans la case de leurs domestiques ou esclaves, un endroit où l’on puisse leur administrer les sacremens avec bienséance ; leur défendons à tous d’envoyer leursdits esclaves, soit nègres ou indiens, à la chasse ou à la pêche, les matinées des fêtes et dimanches, jusqu’à ce que le service divin soit achevé. (Code de la Guyane 1826, 54)
Le rituel prescrit pour la préparation de la visite d’un père en fait notamment un événement solennel et plutôt agréable pour les esclaves, dispensés de travail les jours de fête. En outre, les jours ordinaires, les jésuites rassemblent les esclaves pour l’instruction religieuse « au point du jour, avant le travail », « le soir, sous le moulin à sucre » (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.169s), ou bien directement pendant leurs heures de travail dans les champs. Ils s’y consacrent individuellement aux esclaves, ce qui constitue pour ceux-ci certainement une relâche importante :
[…] nous allons à eux. On se transporte au champ où ils travaillent, On leur fait quitter le travail, sans quitter leurs places et on emploit un peu de tems à leur parler à tous en general. Ensuite le missionnaire se met à l’écart, au pied d’un arbre et il fait venir l’un après l’autre tous ceux à qui il veut parler. Il apprend à celui-ci la doctrine chrétienne, à celuilà la priére. Tantôt il s’agit de mettre bien ensemble des personnes divisées ; tantôt de les consoler dans leurs peines, et d’écouter leurs plaintes. Presque toûjours il est nécessaire de les reprendre de leurs vices, de leur en inspirer de l’horreur, de leur fournir les motifs et les moyens de s’en corriger. […] Cent fois il leur faut rebbatre les mêmes choses, encore entrent-elles à peine dans leur esprit bouché. (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.44s)
Les jésuites n’hésitent pas non plus à se rendre sur le lieu de travail des esclaves à l’intérieur des bâtiments, notamment « la pièce des cannes de sucre qu’ils coupaient » (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.195), le moulin et les chaudières. Ils veillent également au suivi de la prière quotidienne et de l’instruction religieuse des esclaves par les habitants : selon l’économe Goupy des Marets, « les planteurs avaient un soin particulier de l’instruction religieuse rudimentaire de leurs esclaves, surveillaient leur présence à la messe du dimanche et leur pratique des sacrements » (Debien 1964, 22). Lors de son tour habituel des habitations, le père Jean de la Mousse (quoique peut-être moins neutre dans son jugement), constate également que « la prière s’y faisait soir et matin, et le maître y prenait part le plus souvent » (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.170). Selon le témoignage d’un autre père jésuite, les maîtres « ont la plupart la bonne coûtume d’assembler leurs esclaves matin et soir pour le catéchisme et pour la priére qui se fait en commun ; et cela sans compter l’instruction particuliére que les personnes zelées font aux enfans et aux nouveaux dandas [47] » (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.45 ; souligné dans le texte). [48] Lorsque les jésuites constatent la négligence des pratiques religieuses de la part des maîtres ou leur absence continuelle, ils vont jusqu’à désigner des esclaves sélectionnés pour qu’ils exercent eux-mêmes les fonctions religieuses sur les habitations : « je donnai un beau camisot, qui est une espèce de chape de toile, qui entoure les reins, à un jeune nègre qui savait bien les prières, et l’établis ainsi chapelain de la sucrerie » (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.168 ; cf. aussi f.171). [49] Sur la sucrerie Noël à Rémire, les enfants qui y sont nés des esclaves sont baptisés dans les meilleurs délais : entre la date de naissance et la date du baptême s’écoule un maximum d’une dizaine de jours, ce qui laisse supposer une certaine disponibilité et une présence régulière des pères sur les habitations de l’île de Cayenne (cf. Debien 1964, 23). Ceci est d’autant plus valable sur les grandes habitations des jésuites eux-mêmes, vu l’encadrement religieux très intensif des esclaves :
À Loyola, le respect des obligations religieuses était une règle fondamentale ; la chapelle, autant que la maison de maître, dominait tout l’établissement. Le tintement de la cloche de l’église donnait une sorte de rythme à un emploi du temps soigneusement réglé. […] la prière du matin et celle du soir ouvraient et concluaient la journée de travail. (Le Roux et al. 2009, 115 ; cf. id., 112)
Selon le témoignage de Fusée-Aublet, sur l’habitation Loyola, « 500 nègres et négresses se rassemblaient à la messe et chantaient l’office en mesure d’un ton mélodieux » (Fusée-Aublet 1762-64, cité par Thibaudault 1995, 195). Dans l’inventaire dressé par le gouvernement royal lors de la suppression de la Compagnie de Jésus en 1764, les noms français de la grande majorité des esclaves suggèrent leur baptême préalable, que les jésuites n’accordent qu’après une instruction religieuse prolongée (cf. Verwimp 2011, 181).
Néanmoins, un seul père jésuite se consacre dans la colonie à l’évangélisation itinérante sur les habitations à distance, [50] sur la terre ferme, à Matoury ou Macouria : [51] « pour parcourir les habitations les plus eloignées qui se trouvent au bord de la mer ou le long des riviéres, il y a un de nos Peres […] destiné a faire en canot la mission du tour de l’isle » (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.41s), étant donné que « plusieurs des sucreries et des habitations ne peuvent pas entendre la messe tous les Dimanches, non plus que leurs nègres recevoir les instructions nécessaires » (de la Mousse 1691, GBro102/6, f.281) : [52]
[…] il y a des cartiers dans la parroisse de Cayenne si eloignés, et si peu commodes pour venir à la messe, acause de la Rade de Cayenne qu’il faut traverser ce qu’on ne peut faire qu’avec danger pendant certaines saisons de l’année qui durent assés long temps, que les Esclaves ny viennent presque jamais […]. […] C’est sur tout ala Riviere de Macouria […] ou il y a assés d’habitations pour y occuper un missionnaire. (Lettre du père La Raffinie, jésuite à Cayenne, le 17 septembre 1736, AN C14/16/f.275verso)
Pendant son tour d’assistance religieuse, le père concerné s’occupe en même temps des Blancs, des esclaves et des « carbets d’Indiens qui sont proches » (de la Mousse 1688-91, GBro102/5, f.249 ; cf. également de la Mousse 1687, GBro102/4, f.161) « lorsqu’il est appelé, soit pour un blanc, ou nègre malade, indifféremment » (Milhau 1732, I, 202 cité dans Montezon 1857, 322). Il dit les messes directement sur les habitations les dimanches et les jours des fêtes, pour lesquels se retrouvent « avec les Français, tous les nègres et négresses du voisinage » (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.172), les confesse et leur administre les sacrements. Pendant un séjour prolongé sur une habitation, le père fait la prière et enseigne le catéchisme aux esclaves le soir et le matin et s’occupe des infirmes parmi eux :
Je fis dresser mon autel dans la chambre de l’économe, et mon confessionnal dans un lieu écarté. Je fis avertir que je confesserais et communierais les nègres et les négresses malades, que pour les autres, ils pourraient aller à l’église. Il en vint autant des sains que des malades, et j’en confessai autant qu’il s’en présenta. (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.195 ; cf. aussi f.168 et 180)
Comme sur les habitations de l’île de Cayenne, le père va « voir les autres nègres au travail, […] les uns après les autres, ainsi ayant achevé de faire faire leurs pâques en cet endroit-là, tant au français qu’aux nègres » (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.164 ; v. également f.183). [53]
2.5 Acquisition linguistique et motivation
En fin de compte, nous pouvons déduire des documents anciens consultés qu’il se produit certainement, à des degrés divers, des apprentissages non guidés de la part de la population servile à l’intérieur des habitations : les esclaves qui travaillent à proximité des Blancs dans le ménage, les ateliers ou en tant que commandeur, souvent nés dans la colonie ou y habitant depuis un certain temps, ont certainement un assez bon accès à leurs variétés du français sans pour autant (vouloir) les assimiler entièrement (v. infra). Par contre, la majorité d’esclaves employés dans les champs et ayant généralement passé moins de temps en Guyane, n’a plus de contact direct avec le français colonial des maîtres. Dans ce cas, « la langue se ‘transmet’ des esclaves créoles et acclimatés (seasoned slaves en anglais) aux […] nouveaux arrivants » (Mufwene 2002, 55), contribuant ainsi à la « basilectalisation qui parmi certains esclaves de la société de plantation rend la langue coloniale de plus en plus différente du modèle » initial (Mufwene 2002, 53). Si nous présumons une relative homogénéité linguistique de la population servile en Guyane française au départ, son acquisition de la langue des colons sert donc, tout d’abord, à la communication verticale avec ceux-ci (cf. Lang 2002, 158). Néanmoins, avec l’augmentation numérique et la diversification linguistique des esclaves à partir des années 1670/80, l’importance d’un moyen de communication commun pour la communication horizontale entre les locuteurs de différentes langues africaines va graduellement l’emporter, sans que nous puissions exclure la persistance de quelques-unes des variétés africaines vers la fin du XVIIe siècle. [54]
Même si, « in the context of early sugar plantations, communicative necessity is likely to have been paramount » (Singler 2008, 341s), on doit se demander si les esclaves ont encore d’autres motifs de s’adonner à un apprentissage ayant pour objectif le français colonial ou une approximation de celui-ci et d’effectuer, tôt ou tard, un language shift « dans la mesure où les alloglottes abandonnent leurs langues premières » (Lang 2002, 158). [55] Dans la société coloniale guyanaise, ce sont les esclaves qualifiés ou commandeurs qui jouissent des conditions de travail les moins pénibles, de la confiance du maître et, par conséquent, peut-être également d’une certaine renommée auprès des autres esclaves. Il est parfaitement possible qu’il en résulte une certaine motivation à apprendre la langue des maîtres, d’abord exclusivement pour la communication avec ceux-ci. Ensuite, les approximations du français employées par les esclaves ‘privilégiés’ pourraient être caractérisées par un certain overt prestige pour le reste de la population servile (cf. Singler 2008, 341). D’autant plus que le comportement des jésuites contribue également à valoriser ces variétés en les associant à des moments de détente et une ambiance festive (v. également 2.6). [56] Le père figure parmi les rares Blancs qui s’intéressent en détail aux besoins des esclaves ; en tant que personne de confiance potentielle, il « exerce une diversion et reste le seul individu avec une pensée, une attention sans contrepartie d’efforts physiques » (Verwimp 2011, 176). [57] Afin d’atteindre leurs buts évangélisateurs, les jésuites présentent l’administration des sacrements et l’accueil à la messe à l’église paroissiale « comme le signe d’une supériorité par rapport aux autres esclaves » (Verwimp 2011, 172) qui n’y accèdent pas (cf. Verwimp 2011, 174, 177). Selon le père de la Mousse,
[c]e sont quasi nos seuls Pères qui partout s’emploient avec bien du zèle à gagner ces pauvres nègres : le fruit que l’on fait avec eux est très grand et très sûr, à cause qu’il n’est point nécessaire de les aller chercher loin, puisqu’ils nous viennent eux-mêmes trouver. Que quand une fois ils sont chrétiens, leurs enfants et leur postérité qui est toujours esclave, ne quitte jamais le christianisme ; parce qu’ils sont domestiques des Français et que par toutes les raisons divines et humaines leur intérêt est d’être chrétiens, afin d’être considérés de tout le monde, d’être reçus dans les églises avec leurs maîtres et les gens les plus considérables. (de la Mousse 1686, GBro102/3, f.154) [58]
Si l’on considère le rôle de l’évangélisation pour les dynamiques linguistiques, auquel il n’a été accordé que peu d’attention jusqu’à maintenant, il ne paraît pas impossible que les esclaves de la colonie aient eu quelque motivation à acquérir une variété linguistique qui leur permettait une certaine ‘ascension sociale’ à l’intérieur des habitations tout en les associant au travail des jésuites – soit par véritable besoin d’encadrement spirituel, soit pour profiter des moments collectifs de détente et de célébration. [59] Néanmoins, il ne faut certainement pas non plus surestimer le prestige de la langue des maîtres, étant donné que les esclaves sont confrontés à une structure sociale rigide, comme le souligne Singler (2008, 344s) :
I do not deny that the language of the powerful carried overt prestige ; what I find implausible is the idea that it would have been the sole variety with any affective force. In the circumstances of race-based enslavement on the plantation, the notion that everyone wanted to talk as white as possible is, to say the least, improbable. […] [T]hose within the enslaved population with the most status and the most contact with whites may well have positioned themselves ambiguously vis-à-vis whites and other blacks. (V. Singler 2008, 342-345 pour un résumé de la discussion sur le rôle de la motivation pour la genèse d’une langue créole.)
Pour Plag, le manque de motivation pour apprendre entièrement la langue européenne est justement un facteur qui pourrait contribuer à l’acquisition imparfaite de celle-ci de la part des esclaves :
Given the socio-historical circumstances of most creolization situations, one can hardly imagine that the creolizers were especially keen on learning the language of their superiors or opressors [sic] to perfection. […] This […] must have necessarily involved the acquisition of lexical material and also some structural properties of the superstrate, but not the acquisition of complexities of a more advanced kind, such as case marking or agreement morphology. Thus, the look at the socio-historical situations in which creolization took place would lead us to expect to find manifestations of early SLA stages rather than of more advanced stages. (Plag 2008a, 129 ; cf. également Lang 2009, 72 qui va dans le même sens) [60]
2.6 L’apprentissage linguistique non guidé
Malheureusement, nous n’avons que très peu de témoignages directs des échanges et apprentissages linguistiques supposés à l’intérieur des grandes habitations. Ce sont avant tout les lettres des pères jésuites qui nous en informent, en raison de leur contact régulier avec une grande partie de la population servile : de fait, les pères constatent certains processus d’acquisition linguistique qui s’effectuent parmi les esclaves des habitations. Selon leurs observations, il semble s’agir d’une évolution graduelle qui dépend surtout du temps de présence de l’esclave dans la colonie. Tandis que les esclaves qui y sont amenés très jeunes arrivent tout à fait à apprendre une variété du français colonial ‘acceptable’ pour les jésuites, le père Chrétien en distingue, en 1718/19, les esclaves qui ne parlent qu’un ‘baragouin de François’ :
Cent fois il leur faut rebbatre les mêmes choses, encore entrent-elles à peine dans leur esprit bouché. Elles n’y entreroient même jamais si nous n’etions secondés par leurs maîtres […] ; Et cela sans compter l’instruction particuliére que les personnes zelées font aux enfans et aux nouveaux dandas. Comme ceux-ci ne peuvent apprendre nôtre langue à moins qu’ils ne soient encore jeunes, on les laisse parler un baragouin de François, un Jargon mal arrangé et mal prononcé, pire que celui d’un Allemand qui commence à parler nôtre langue. Encore leur faut-il du tems pour se faire entendre. (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.45)
Quant à la nature de ce ‘baragouin’, on ne peut que supposer qu’il s’agit de lectes d’apprenants (ou, dans la terminologie de Chaudenson, d’approximations) ; il est cependant malaisé de déterminer clairement quelle en est la variété cible : le français colonial des maîtres, ou une variété déjà approximative en cours parmi les esclaves présents sur l’habitation depuis plus longtemps. [61] Dans les dernières décennies du XVIIe siècle, les deux types d’apprentissage coexistent certainement, ce qui dépend sans doute également de la fonction de l’esclave sur l’habitation et des contacts linguistiques qui en résultent.
Qui plus est, les jésuites mentionnent des membres de leur congrégation nouvellement arrivés dans la colonie qui s’appliquent à ‘apprendre’ le ‘jargon’ particulier pour la communication avec les esclaves : « Pour nous autres François, nous n’avons point de peine à apprendre ce jargon et nous sommes dans moins de rien en état de le parler » (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.45s). Pour l’évangélisation, les jésuites s’en servent systématiquement :
[…] ils ont bientôt appris suffisamment pour recevoir l’instruction, à cause qu’on leur défend de parler aucune autre langue, et que dépendants comme ils sont pour toutes choses des Français, ils ont appris en très peu de temps un certain jargon français avec lequel on les instruit. (de la Mousse 1686, GBro102/3, f.154 ; c’est nous qui soulignons)
Même si les pères font certainement un effort pour se faire comprendre des esclaves, il serait probablement trop restrictif de vouloir réduire le ‘jargon français’ à une forme simplifiée du français du type foreigner/baby talk (cf. Lang 2002, 160, 167 ; Kramer 2004, 137 ; Bollée 2009, 71). [62] D’autant plus qu’il sert également, dès 1687, de moyen de communication entre les esclaves d’une même habitation parlant des langues africaines non intelligibles :
Car comme la côte de Guinée d’où viennent les nègres est d’une immense étendue, il y a un très grand nombre de langues que l’on ne peut pas apprendre, y ayant quelquefois dans une habitation composée de cent nègres, des gens de quinze ou vingt cantons différents de l’Afrique, et des langues aussi différentes. Mais […] ils ont bientôt appris certain jargon français qui a cours parmi eux, que tout le monde sait […]. (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.196) [63]
Pour ce qui est du ‘jargon français’, nous pouvons donc constater qu’ « [i]l s’agit […] d’une ou plutôt de plusieurs variétés approximatives qui […] jouaient sans doute le rôle de ‘médium de communication inter-ethnique’ (Baker 2000) » (Bollée/Neumann-Holzschuh 2002, 90). Les sources qui décrivent l’état des variétés linguistiques en cours dans la seconde moitié du XVIIe siècle sont extrêmement rares. En 1687, le père Jean de la Mousse dépeint de la façon suivante le ‘jargon’ des esclaves :
Ce jargon est toujours par l’infinitif du verbe, à quoi joignant le mot de toi et de moi, et quelques autres mots qui sont le plus en usage, on l’entend aussi bien que si l’on parlait dans les règles. Par exemple, quand nous leur demandons en confession s’ils ont dérobé, nous leur disons : Toi dérober ? Ils répondent : Moi dérober six, moi dérober dix, c’est-à-dire j’ai dérobé tant de fois. Si on leur demande s’ils se sont mis en colère, on leur dit : Toi mauvais cœur ? Ils répondront : Moi mauvais cœur, dix, douze, quinze, selon que cela leur est arrivé. Il y a un autre mot auquel nos missionnaires nouveaux que l’on n’a pas avertis, se sont trouvés embarrassés, qui est le mot de courir, qui signifie avoir commerce avec une autre femme. Car comme ces fréquentations criminelles se font ordinairement hors de leur demeure et dans les champs et lieux écartés, cela s’appelle courir. Ainsi on leur demande : Toi courir ? Et ils répondent : Moi courir deux, moi courir trois, selon qu’il leur est arrivé. Les nègres sont sincères en confession et rarement cachent-ils leurs péchés. (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.196s ; souligné dans le texte) [64]
Quelques années plus tard, le même père nous fournit un autre exemple des « termes dont parlent les nègres » ; malheureusement, il ne s’agit que d’un récit « extraordinaire » de seconde main, dont il faut sans doute questionner l’authenticité : [65]
[…] j’allais coucher chez un habitant qui est sur le chemin, qui me dit deux choses qui me surprirent beaucoup […]. L’autre chose est que depuis peu de temps, il avait aperçu dans son plantage un serpent gros comme la cuisse, mais fort court court [sic] pour la grosseur, et que le voulant tuer, il avait été chercher son fusil, mais que ne l’ayant pas trouvé en bon état, il ordonna à ses nègres de s’armer de bâtons pour le tuer. Pas un cependant ne le voulut faire ; ce ne fut pas la peur qui les en empêchait, mais le respect pour cet animal, qu’ils dirent ne leur être pas inconnu ; lui parlant en termes dont parlent les nègres : non, non, dirent-ils, maître, ce serpent, non. Comme autres, nous connaître lui ; lui point de mal à nous ; lui faire nulle peur ; lui dans notre pays être [66] dans cabanes quand lui veut ; lui couche près nègres. Ce qu’une négresse ayant appris, elle s’en va chercher le serpent et lui dit : que toi fais tu là ? Que toi viens chercher ici ? Les blancs non toi connaissent : les blancs toi tueront. En effet, cet animal disparu et on ne le vit plus depuis. Cette histoire me parut fort extraordinaire, mais comme je ne pus pas tarder davantage, à cause des malades qui pressaient, je remis à une autre fois à examiner cette affaire, et ne pus pas même interroger cette négresse […]. (de la Mousse 1688-91, GBro 102/5, f.247s ; souligné dans le texte)
Néanmoins, les brèves descriptions linguistiques du père démontrent systématiquement des caractéristiques morphologiques et syntaxiques qui l’ont apparemment frappé : nous constatons l’emploi des pronoms personnels toniques (moi, toi, lui), de l’infinitif (dont la fonction se rapproche du présent ou du passé composé français [67] ), la perte des déterminants français (dans cabanes, près nègres) et de la copule (Toi mauvais cœur ?). Ces éléments laissent clairement entrevoir quelques traits d’une future langue créole et correspondent largement à ceux identifiés par M.-C. Hazaël-Massieux (2008, 37s) dans les premiers textes de la Caraïbe française. [68] À la date de 1687, année de la rédaction de la première lettre citée du père de la Mousse, nous n’avons cependant pas encore affaire à une variété stable, mais plutôt à « un continuum entre français colonial et français approximatif, ce dernier étant marqué par une variation considérable et des traits qui distingueront le créole naissant du français » (Bollée/Neumann-Holzschuh 2002, 93). [69] En tout cas, le ‘jargon’ décrit par le père Jean de la Mousse n’est pas le français parlé par les colons venant de France ; il témoigne au contraire de mécanismes d’acquisition linguistique non guidée, dans le domaine morphosyntaxique, lexical et sémantique. Selon Bollée/Neumann-Holzschuh (2002, 90), ce sont entre autres « la sélection et la généralisation d’éléments saillants, la réanalyse et l’initiation de certains procès de grammaticalisation » qui sont à l’œuvre lors des différents processus d’apprentissage de la part de la population servile (v. également Mufwene 1996 ; Detges 2001, 2002, 2003). Par exemple, Chaudenson (1999, 70) explique l’emploi des pronoms personnels toniques par leur saillance situationnelle, étant donné que ces formes sont « particulièrement courantes quand il s’agit de distribuer des tâches, et on devine aisément qu’une bonne partie des énoncés produits en direction des esclaves devait être formée par des ordres ». [70] En outre, la généralisation de certaines formes verbales comme l’infinitif, constatée également par le père jésuite, est certainement l’effet d’une réanalyse de la part des apprenants : [71]
Étant donné que 90% des verbes français appartiennent au premier groupe, les formes les plus saillantes sont sans doute des formes comme [parl] et [parle], la première étant dominante dans le paradigme du présent […] tandis que la deuxième cumule les fonctions de l’infinitif, du participe passé, de la deuxième personne du pluriel du présent, du pluriel de l’impératif et probablement de plusieurs formes de l’imparfait […]. Les apprenants, incapables de reconnaître la polyfonctionnalité de ces formes, vont les analyser comme ‘content words’ et leur attribuer tout simplement la fonction d’exprimer des actions ou événements […]. (Bollée/Neumann-Holzschuh 2002, 93 ; cf. également Neumann-Holzschuh 2003)
Si nous avons identifié, à partir des années 1680, différents processus d’apprentissage incomplet du français de la part des esclaves comme étant le noyau de la naissance d’une langue créole en Guyane, nous devons nous demander, en un deuxième temps, comment une variété stable et plus ou moins homogène a pu se former à partir du « Kontinuum von mehr oder minder markierten Varietäten der Basissprache mit großer interner Variation » (Bollée 2009, 69) [continuum de variétés plus ou moins marquées de la langue de base avec une grande variation interne]. En effet, il faut que soient réunies des circonstances pour les esclaves des différentes habitations guyanaises, parfois isolées et éloignées les unes des autres, dans lesquelles se produit « une négociation linguistique inconsciente […] en vue de la création d’une langue commune » (Lang 2002, 158). Autrement dit, dans les termes de Mufwene (2002, 45), « les dynamiques de concurrence et sélection dans le ‘feature pool’ qu’ils partageaient » doivent entrer en jeu afin que la généralisation de certains phénomènes linguistiques saillants, issus de différentes approximations coexistantes, puisse s’effectuer. [72]
3.1 La ‘petite culture’ des esclaves
En dehors du travail sur les habitations, les documents historiques nous font part de nombreuses occasions ‘autorisées’ par les maîtres qui permettent la rencontre des esclaves à l’intérieur et à l’extérieur de leurs habitations. D’abord, selon l’article 6 du Code Noir de 1685, les esclaves des habitations disposent d’un certain ‘temps libre’ lors des jours de fête [73] :
Enjoignons à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu’ils soient, d’observer les jours de dimanche et fêtes qui sont gardés par nos sujets de la religion catholique, apostolique et romaine. Leur défendons de travailler, ni faire travailler leurs esclaves esdits jours, depuis l’heure de minuit jusqu’à l’autre minuit, soit à la culture de la terre, à la manufacture des sucres, et à tous autres ouvrages, à peine d’amende et de punition arbitraire contre les maîtres, et de confiscation tant des sucres que desdits esclaves qui seront surpris par nos officiers dans leur travail. (Polderman 2004, 644) [74]
Apparemment, ce sont surtout les esclaves des grandes exploitations qui jouissent de cette autonomie relative ; [75] en général, ils profitent des « fêtes et dimanches pour cultiver une pièce de terre qu’ils [les habitants ; EW] leur donnent et se procurer de la cassave et les autres vivres du païs nécessaires pour leur subsistance » (Artur 2002, 360). En 1710, les habitants des alentours du bourg de Cayenne accordent à leurs esclaves « l’après-midi du samedi de chaque semaine, ou le samedi entier tous les quinze jours, pour travailler pour leur compte particulier » (Artur 2002, 359 ; cf. AN C14/6/f.83) vu qu’« il est bien difficile, surtout à Cayenne, d’avoir en tous temps des magazins assez bien fournis pour en nourrir des centaines » (Artur 2002, 360) d’esclaves. La pratique est également répandue sur les grandes habitations des jésuites : « les missionnaires mêmes leur permettent de travailler à leur petite culture, les dimanches et les fêtes, après le service divin » (Artur 2002, 360).
3.2 Sorties et déplacements entre habitations
En outre, les sorties des habitants constituent une autre occasion pour une partie de la population servile de quitter leur lieu de travail habituel. Les colons, ayant l’habitude de se recevoir d’une habitation à l’autre, se déplacent généralement en compagnie de quelques-uns de leurs esclaves : des porteurs de bagages, des piroguiers pour ‘nager le canot’ (cf. Artur 2002, 602), des domestiques et valets, par ex. un cuisinier ou un traiteur (cf. Debien 1965, 102s). [76] En témoignent, de manière indirecte, les récits des fréquents naufrages dans la colonie :
Le 24 décembre, un habitant nommé Fontaine, sa femme, son frère, un de leurs enfants et deux nègres venant de leur habitation à la ville donnèrent sur une roche dans la rivière […], ils se noyèrent tous. (Artur 2002, 288)
Le premier garde-magazin […] était un habitant qui eut le malheur […] de faire naufrage […]. Il menait avec luy toutte sa famille, qui était assez nombreuse, avec ce qu’il possédait de nègres […]. Neuf ou dix blancs et nègres furent noyés […]. Le garde-magazin, sa femme et quelques autres […] furent receuillis [sic] par des nègres pescheurs qui les transportèrent à Mahury d’où ils se rendirent à Cayenne. (Artur 2002, 600)
Étant donné la lenteur des communications et des déplacements, parfois difficiles à l’intérieur de la colonie, la rencontre sociale et la convivialité quotidiennes des colons et des esclaves ont également lieu ‘en route’ : [77]
Le sieur Baduel, habitant du quartier de Monsenery, venait à la ville avec sa famille et quelques voisins, qui avoient pris passage avec luy, au nombre de dix-huit personnes compris l’équipage. […] Il descendit […] la rivière de Monsenery jusqu’à son embouchure dans la Cayenne […]. Il rencontra en cet endroit les sieurs Boutaillé, qui venoient de Roura, dans leur canot chargé de marchandises et de bagages […]. Ils se joignirent et firent routte de compagnie comme c’est l’ordinaire des habitants quant ils se rencontrent, ne fut-ce que pour jouir du plaisir de la conversation. (Artur 2002, 601)
Une fois arrivés à l’habitation d’accueil, les hôtes y restent généralement plusieurs jours, ce qui permet de supposer, de ce fait, des échanges linguistiques assez intensifs. Ainsi, les fonctionnaires sont priés « par les habitants les plus aisés de passer quelque temps sur leurs habitations » (Artur 2002, 542) ; en même temps, le fonctionnaire du roi « M. Le Moine ne manquait jamais d’inviter à dîner chaque jour tous les conseillers, quoyque les séances durassent quelques fois sept ou huit jours » (Artur 2002, 588). Le personnel administratif et les habitants avec leurs esclaves qui rendent visite pour des ‘regals’ à l’habitation Noël à Rémire en 1688 et 1689, y séjournent, en moyenne, pendant deux jours et demi (cf. Debien 1965, 102s). [78]
Qui plus est, les esclaves de confiance servent de messagers à leurs maîtres, ce qui leur permet une circulation assez libre dans la colonie. Par exemple, « un nègre du petit Cayenne », une habitation à Montsinéry, est envoyé « faire une commission de son maître à la ville » pendant la nuit ; il « s’était embarqué dans le premier canot qui s’était présenté allant à Cayenne » (Artur 2002, 687). De même, les ‘nègres domestiques’ des jésuites « vont et viennent assez souvent pendant la nuit » (Fauque 1744/1841, 35). Polderman (2004, 467) a bien constaté que les échanges ‘officiels’ « entre habitations […], […] les déplacements n’étant pas aisés, […] se limitent le plus souvent aux habitations voisines, limitrophes », les esclaves se déplacent, de façon clandestine ou non, sans doute plus facilement dans la forêt, sur les petits chemins ou en pirogue que les colons européens. [79] D’autant plus que, parmi les esclaves qualifiés présents sur les habitations plus importantes, il y en a généralement qui ont appris le métier de chasseur, pêcheur et piroguier (cf. Polderman 2004, 403). Afin de remplir leurs tâches, ces esclaves qui vont travailler seuls ou en groupe, parfois avec des Blancs et des Amérindiens, ont forcément plus d’échanges à l’extérieur des lieux de travail fixes sur les habitations (cf. de la Mousse 1687, GBro102/4, f.177 ; 1691, GBro102/6, f.266s).
3.3 Remplacements et rotations d’esclaves entre habitations
De plus, des remplacements et rotations d’esclaves s’effectuent régulièrement d’une habitation à l’autre : avant tout, nombre de « micro habitations apparaissent et disparaissent en quelques années lorsque le concessionnaire meurt et que personne ne peut prendre la relève […] » (Polderman 2004, 74). En outre, les « habitations de quelque importance ont souvent une existence éphémère car elles font l’objet de partages » (Polderman 2004, 74) ; entre les habitants, il se pratique également des baux d’esclaves (cf. Polderman 2004, 401). De même, l’analyse faite par Jennings (2009, 384) « of French Guianese censuses from 1685 to 1717 shows significant movement of slaves from one plantation to another. […] Some of the oldest slaves of the Rémire plantation had worked for three or four different owners ». Sur les vastes habitations des jésuites, d’une certaine manière « en marge du reste de la colonie » (Verwimp 2011, 181), on constate également des rotations d’esclaves régulières :
Quand, par exemple, un esclave de la Compagnie ne peut plus exercer son métier, il peut être remplacé dans sa fonction par un esclave d’un autre domaine jésuite. Il peut ensuite être déplacé dans une autre habitation jésuite à la hauteur de ses compétences. Si un propriétaire laïc se trouve dans le même cas, il n’a pas le loisir d’opérer cette substitution (ou rotation) sur son unique propriété. Il n’a d’autre choix que de revendre son esclave et d’en acheter un autre. (Verwimp 2011, 173)
3.4 Rencontres festives au bourg de Cayenne
En fin de compte, c’est aussi le bourg de Cayenne, généralement presque désert en semaine à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, qui joue, les jours de fête, un rôle considérable en permettant rencontres et échanges linguistiques. [80] Les habitants s’y rendent régulièrement « pour les actes de la vie privée (notaire), religieuse (curé), politique (conseil supérieur), économique (troc des produits des habitations contre des productions métropolitaines ou des esclaves), sociale (arrivée de nouveaux administrateurs, fonctionnaires, habitants) » (Polderman 2004, 467). Ainsi, l’approche d’un des rares navires abordant le port de Cayenne constitue un événement qui attire une grande partie de la population guyanaise : en 1736, lors de l’arrivée de la chaloupe du navire par lequel Artur a quitté la France,
[l]e gouverneur et sa compagnie reparurent […]. Tous les autres officiers et la plupart des habitants se rendirent de même à la ville, soit pour voir leurs amis qui revenoient dans ‘La Charente’, soit pour y faire leurs emplettes. La foire allait s’ouvrir. Toutte la colonie devait être dans le besoin. Il y avait du temps qu’il n’y était arrivé de navire. (Artur 2002, 493)
Une autre occasion de se rendre à Cayenne est constituée par les exécutions de jugements : en 1700, des esclaves accusés de meurtre de leurs commandeurs sont « saisis au nombre de plus de 20, et on punit les plus coupables en présence de tous les Negres de la colonie » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.24). En outre, « en cas d’allarme, tout le monde devoit se rendre dans le bourg de Cayenne, hommes, femmes, enfans et esclaves, avec leur bestiaux et leurs meilleurs effets » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.9verso). [81] La visite au bourg sert également à se tenir au courant des actualités administratives : les ordonnances et règlements de l’administration coloniale sont régulièrement lus « au prône » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.31) ou « à l’issüe des Grandes Messes de paroisse » (BNF Fonds Artur NAF 2574, f.2) et affichés « partout où besoin sera » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.31). Finalement, les esclaves des habitations peu éloignées de la ville « doivent venir fêtes et dimanches à l’Eglise » (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.44) paroissiale de Cayenne où ils reçoivent l’instruction religieuse des jésuites pendant une grande partie de la journée, « depuis neuf heures du matin jusqu’à midi, et depuis une heure après midi jusqu’à quatre » (Code de la Guyane 1826, 54). À l’occasion, les esclaves vendent l’excédent des produits de leurs jardins sur le marché des esclaves de la place du Port à Cayenne, établi en 1686 (cf. Polderman 2004, 531). [82] Ainsi, le bourg « s’éveille, au moment de la messe, réunion hebdomadaire de ses habitants » (Verwimp 2011, 220) ; notamment lors des journées des « Grandes festes » (BNF Fonds Artur NAF 2574, f.9) religieuses ou profanes (la signature d’un traité, la naissance d’un prince ou une victoire de l’armée française), la ville attire maîtres et esclaves, même des habitations les plus éloignées (cf. AN C14/16/f.275) :
Ce n’est donc qu’aux grandes Fêtes, ou dans le tems des revuës, que Cayenne est peuplée. On voit venir alors les habitans dans leurs canots, & quelquefois les Créoles dans leur hamak, avec une suite de Négres & de Négresses, qui portent de la Volaille, de la Cassave, du Tafia, des Racines, & les autres provisions nécessaires pour tout le tems qu’ils ont à rester. (Barrère 1743, 39 ; en italiques dans l’original ; v. également Artur 2002, 602s, 635ss)
Séjournant avec leurs maîtres pendant plusieurs jours en ville ou y venant régulièrement les dimanches, les esclaves y ont bel et bien l’occasion de se rencontrer entre eux : les témoins de l’époque observent de grands rassemblements d’esclaves à Cayenne. Les habitants tolèrent,
contre la disposition du code noir […] les attroupemens des Négres même a la porte de la Ville, ou ils font publiquement les danses les plus infames et les plus scandaleuses. Il est vrai qu’a force de parler contre ce scandale public, et plus encore par une instruction, que je fais depuis quelques tems a l’issuë des Vêpres chaque jour de fêtes et de Dimanche, je suis venu a bout de suspendre plustôt que d’arrêter le cours des assemblées, qui se faisoient a la porte de la Ville ; car elles se renouvellent encore de tems en tems. Mais pour l’ordinaire maintenant, ils s’attroupent un peu plus loin ; et tandis que je m’occupe a instruire une tres petite partie de ces Esclaves, que quelques Maitres zélés m’envoient assés réguliérement, j’ai la douleur d’entendre les autres, qui remplissent l’air du bruit confus de leurs cris et de leurs instrumens. Il seroit aisé d’empécher ce désordre, mais personne ne s’y croit obligé. (Lettre du père Panier de la Compagnie de Jésus, le 30 octobre 1735, AN C14/16/f.264)
Afin de protéger les colons des esclaves qui profitent de leur liberté relative et transitoire pour « danser et boire du tafia » (Fusée-Aublet 1762-64, cité dans Thibaudault 1995, 195), on a « coutume de doubler la garde les grandes festes, pour obvier aux inconvénients que le grand nombre d’esclaves, qui se trouvent en ville en ces temps-là à la suitte de leurs maîtres ou autrement, peut occasionner » (Artur 2002, 689). Barrère observe toujours les mêmes pratiques festives des esclaves rassemblés à Cayenne que ni le gouvernement de Cayenne, ni les pères jésuites n’arrivent à interdire : [83]
[…] les Missionnaires ne manquent point de déclamer vivement contre les Kalendas, & autres Danses lubriques. L’usage pourtant en est très-commode pour être supprimé ; & les Négres, qui aiment à danser à la fureur, & qui n’en ont point d’autres que de cette espéce, passent au-dessus de toutes les menaces qu’on peut leur faire. Quoique la Musique des Négres soit une espéce de charivari, & que le tintamare qu’ils font avec leurs Tambours, dont le bruit est accompagné de huées & de cris extraordinaires, soit très-dèsagréable, ils ne laissent pas d’avoir quelques instrumens qui sont assez harmonieux […]. (Barrère 1743, 191s)
3.5 Les journées de corvée
Outre les rencontres festives et la circulation de la population servile entre les différentes habitations, l’imposition des journées de corvée mène également à des rassemblements d’esclaves au bourg de Cayenne, dans des conditions cependant complètement différentes. Il s’agit d’une sorte d’impôt « proportionnel à la richesse de chacun, mesurée au nombre d’esclaves » (Polderman 2004, 373). [84] Ainsi, les maîtres sont obligés de mettre à disposition une partie de leurs esclaves pour les ‘travaux du Roi’, faute d’un nombre suffisant d’esclaves du Roi et d’ouvriers qualifiés blancs pendant la deuxième moitié du XVIIe et le XVIIIe siècle. [85]
L’organisation de ces travaux rappelle les grandes exploitations : les esclaves artisans ou apprentis y travaillent en équipe, regroupés dans des ateliers, avec des ouvriers et soldats français : Vers 1689, « [o]n envoya aussi de France quelques ouvriers ou artisans nécessaires […] : maçons, tailleurs de pierres, charpentiers, forgerons, etc. » (Artur 2002, 280 ; cf. également AN C14/3/f.8 ; BNF Fonds Artur, NAF 2581, f.5) avec lesquels « [o]n forma divers ateliers […] : maçons, charpentiers, forgerons ; on joignit à chaque atelier un nombre de nègres choisis » (Artur 2002, 288). En outre, des soldats, engagés grâce au rachat des corvées par les habitants (cf. AN C14/24/f.188), y travaillent également « en qualité de Piqueurs ou d’ouvriers maçons, forgerons, etc. […] » (BNF Fonds Artur, NAF 2581, f.10). Les esclaves non qualifiés effectuent les travaux corporels les plus pénibles ; ils sont employés « à couper les terres, à creuser les fossés et à transporter les materiaux et autres semblables travaux » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.11 ; cf. Artur 2002, 288). Ils sont renforcés, en 1689, par « une vingtaine de galériens […] employés aux travaux avec les nègres ; mais la plupart de ceux-cy désertèrent à la première occasion qu’ils en trouvèrent » (Artur 2002, 280). [86] Les travaux du Roi ne sont cependant pas surveillés par les commandeurs des habitations, mais par des gardiens blancs expressément destinés à cette tâche : « la colonie payait un blanc pour commander ces nègres aux travaux du roy » (Artur 2002, 406) ; vers 1690, Artur (2002, 294) dénomme un « sieur Jean Orry, qualifié conducteur des travaux du roy ». Afin de contrôler les différentes équipes, on joint « des inspecteurs pris parmy les officiers de la garnizon » (Artur 2002, 288). [87]
Dans les années 1690, ce sont avant tout les travaux de fortification du bourg de Cayenne qui obligent les habitants à fournir des esclaves selon des modalités précises. En 1689, le gouverneur de la Guyane
ordonna que chaque habitant enverroit aux travaux la moitié de ses esclaves pour y travailler pendant quinze jours consécutifs après lesquels ils seraient relevés par l’autre moitié, ce qui eut lieu pendant quelque temps. Mais les habitants, peu fournis de nègres en ce temps-là, luy ayant humblement représenté par une requeste que cette manière de fournir leurs nègres les dérangeait tout à fait de leurs travaux, ne pouvant rien faire avec le peu de nègres qui leur restoient quand une moitié était employée aux travaux du roy, et l’ayant supplié de prendre plutost tous leurs esclaves pendant quinze jours, en les laissant à leur disposition les quinze autres jours suivants, cette grâce leur fut accordée. (Artur 2002, 280)
Les habitants ne font guère preuve d’enthousiasme vis-à-vis de cette obligation, qui utilise, contre leur gré, la force de travail de leurs esclaves. [88] En 1693, 40 esclaves des habitants sont toujours employés aux fortifications de Cayenne (cf. AN C14/3/f.12) ; en 1694, « [l]es trente noirs des habitants qui travaillent pour le Roy sont occupez a entretenir les remparts, […] la depense des travaux ne va plus qu’a l’entretien d’un charpentier[,] d’un masson, et d’un commandeur pour les negres » (AN C14/3/f.24). Au grand déplaisir des habitants, leurs esclaves sont également obligés de construire la maison du gouverneur et de travailler sur son habitation : « les travaux avançoient lentement, parce que le gouverneur, qui travaillait luy-même à se faire une habitation, y employait la plus grande partie des journées de ces nègres » (Artur 2002, 475). En même temps, ils s’occupent de la construction et de l’entretien de bâtiments et chemins publics : ainsi, ils remettent en état les églises paroissiales de Cayenne (en 1694/1697) et de Rémire (en 1699) (cf. Artur 2002, 295) ; en 1691, on envoie « quelques travailleurs, soldats et nègres » pour faire construire « un chemin dans les terres en haut de la rivière d’Oyac » (Artur 2002, 296). En raison de la diversité des tâches, les journées de corvée réunissent donc des esclaves d’habitants différents d’un ou de plusieurs quartiers, parfois de toute l’île de Cayenne, à des endroits éventuellement très éloignés de leurs habitations d’origine et permettent ainsi des échanges linguistiques divers.
3.6 Stabilisation du ‘langage Creol de Cayenne’
Au vu de l’abondance des informations sur les possibilités de rencontre des esclaves, dans la seconde moitié du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, des échanges linguistiques, se déroulant peut-être dans des langues africaines, mais, au moins à partir des années 1680, également dans des versions approximatives du français, avaient certainement lieu. Même si nous ne sommes pas en mesure de les préciser dans le détail, on ne s’avancera certainement pas trop avant en supposant des processus de négociation et de généralisation inconscients entre les différentes approximations en usage parmi les esclaves sur l’île de Cayenne, aboutissant finalement à une variété plus stable. Ainsi, dès l’année 1702, le médecin du roi Jacques François Artur évoque, dans ses notes pour son Histoire des colonies françoises de la Guianne, un « sermon qui n’est à vrai dire, [...] qu’une espèce de catechisme en langage creole et fort ennuyeux » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.40 ; c’est nous qui soulignons), qui est prononcé dans les messes « des nègres » (Artur 2002, 320) à Cayenne, tenues par les jésuites exclusivement pour la population servile. Comme il ne s’agit néanmoins pas d’une source primaire, [89] nous ne pouvons pas être sûrs que la stabilisation d’une langue créole se soit effectivement produite dès 1702, c’est-à-dire seulement trente ans (ou une génération) après le premier apport d’un nombre considérable d’esclaves dans la colonie. S’il ne fait pas de doute que les jésuites se servent au moins d’une version approximative du français pour l’évangélisation des esclaves, nous ne disposons pas d’autres documents écrits issus du travail missionnaire du XVIIe et XVIIIe siècle qui puissent nous informer de façon plus précise sur la nature de cette variété, voire sur la langue créole émergente en Guyane française. [90] Seuls la version parodique d’un « catéchissé nègue di longtemps » et des cantiques religieux en créole sont cités, 180 ans plus tard, dans Atipa (1885/1980, 143) ; St-Quentin (1872, 92) mentionne également « quelques essais de cantiques publiés, au milieu du siècle dernier [c’est-à-dire, vers 1750 ; EW], par les missionnaires jésuites », dont nous n’avons aucune trace. [91] En tout cas, la première véritable attestation de l’existence d’une langue créole en Guyane française n’est publiée qu’en 1743. Pierre Barrère, qui passe plusieurs années dans la colonie, nous la décrit en tant que langue maternelle de tous les enfants (aussi ceux des Blancs) nés en Guyane. [92] Il souligne, en outre, clairement la distinction entre le ‘langage Creol de Cayenne’ et celui des Antilles :
Les habitans de Cayenne sont fort affables, libéraux, & reçoivent les Etrangers avec tous les agrémens possibles. Quoiqu’ils parlent tous François, à peine leurs enfans sçavent-ils deux mots de cette langue. Leur jargon tient beaucoup du Négre, sur tout par la maniere de prononcer. Les Négresses, à qui on est obligé de confier l’éducation des enfans, ont introduit une infinité de mots de leur pays. On peut cependant dire que le langage Creol de Cayenne est moins ridicule que celui des Isles. (Barrère 1743, 39s ; en italiques dans l’original) [93]
Nous avons vu, jusqu’ici, quelques-uns des ingrédients socio-historiques particuliers des premiers temps coloniaux de la Guyane française, qui ont permis la formation du ‘langage Creol de Cayenne’. Il s’y trouve, d’une part, des éléments communs avec les autres colonies françaises (notamment le déséquilibre démographique en faveur de la population servile à partir d’un certain moment) mais, et cela nous paraît encore plus important, également des différences importantes dont nombre de détails restent encore à déterminer dans des études comparatives. Par exemple, pour ce qui est du peuplement discontinu et assez tardif, la Guyane ressemble plutôt à la colonie française de Louisiane (cf. Klingler 2003) ; la coexistence permanente d’une société de plantation et d’une société d’habitation, avec un recul des grandes sucreries dès le début du XVIIIe siècle, distingue la Guyane notamment des Antilles où les deux phases se succèdent plus clairement. [95] Par la suite, il pourrait être extrêmement intéressant de déterminer si les analogies et divergences socio-historiques dans les différentes colonies françaises se reflètent également dans le système linguistique interne de chaque langue créole ; il s’agirait alors de « [d]ifferences among outcomes of the restructuring of the same language in different ecological conditions » (Mufwene 2001, 143s). [96] Sans que leur influence respective soit comprise dans leur totalité aujourd’hui, ce sont précisément des facteurs comme les relations numériques, le nombre de langues impliquées et leur distance structurale ainsi que le comportement et les attitudes linguistiques des locuteurs qui sont susceptibles de déterminer le degré d’ « éloignement par rapport à la langue de base » (Bollée/Neumann-Holzschuh 2002, 95), voire les possibles degrés de restructuration. [97]
Pour le moment, quant au rythme particulier de la genèse du ‘langage Creol de Cayenne’, nous pouvons constater que
• jusqu’aux années 1670, le nombre de colons français dépasse celui des esclaves ; par la suite, même si la population servile l’emporte numériquement sur les colons, il s’agit toujours de groupes relativement peu nombreux de nouveaux arrivants, surtout en comparaison avec les Antilles ;
• les conditions de vie sur les nombreuses petites habitations favorisent l’accès au français colonial pour les esclaves ; du fait de leur persistance pendant toute la période esclavagiste, elles assurent la présence continue d’un certain nombre d’esclaves qui acquièrent des variétés assez proches du français colonial, entrant également dans le feature pool en négociation entre les créolisateurs ;
• la population servile sur les habitations de la Guyane française pourrait être linguistiquement plus homogène que celle des Antilles. [98] Ceci implique que la communication verticale avec les maîtres et les pères jésuites reste relativement longtemps le but principal de l’acquisition du français colonial de la part des esclaves. [99]
Par conséquent, si une catastrophe communicative se produit en Guyane, ses dimensions sont certainement plutôt réduites. En outre, nous déduisons de ces données que le rythme de la naissance graduelle de la langue créole guyanaise est plutôt lent et qu’elle s’étend sur plusieurs décennies de la fin du XVIIe jusqu’au premier tiers du XVIIIe siècle, pendant lequel le nombre de grandes sucreries commence déjà à diminuer (cf. Le Roux et al. 2009, 75). En tout cas, il ne peut pas s’agir d’une créolisation abrupte : « In societies where community members by and large have the ability to communicate with at least some other members of their community, […] the emergence of the new language is less pressing » (Singler 2008, 340).
Même si, aux cours des différents processus d’acquisition linguistique non guidée, nous constatons des simplifications et restructurations morphosyntaxiques, nous n’avons pas affaire à une rupture complète pour toutes les catégories (cf. également Lang 2002, 170). En outre, quelques-unes pourraient moins s’éloigner du modèle français que dans d’autres langues créoles, comme c’est également le cas en créole louisianais :
[I]l existe des créoles qui, tout en ayant participé à un premier ensemble de restructurations s’étant déroulées de façon plus ou moins similaire dans la plupart des créoles français et n’ayant, dans l’ensemble, pas abouti à une rupture structurelle nette pour toutes les catégories, n’ont pas subi de restructurations ultérieures décisives. Le créole louisianais en fournit un exemple : tandis que la déviance par rapport à la langue de base n’a été que modérée dans quelques-unes des catégories grammaticales (pronoms personnels, position du négateur), d’autres, comme la formation du temps et de l’aspect, ont connu une restructuration plus radicale […]. (Bollée/Neumann-Holzschuh 2002, 98 ; cf. également Neumann-Holzschuh 2001)
Selon un premier essai de Bollée (1998, 672) de classifier les créoles français en fonction de leur distance structurale au français, le créole guyanais occupe une place intermédiaire : comme le créole louisianais, il est plus éloigné du français que les créoles de l’Océan Indien (le plus proche du français étant le créole réunionnais), mais moins que les créoles haïtien et antillais. Un trait commun aux créoles de l’Océan Indien, au créole louisianais et au créole guyanais est le fait que le pronom personnel de la 3e personne du singulier (li, i ou l en créole guyanais et louisianais) ne correspond pas à l’adjectif possessif de la 3e personne (so en créole guyanais et louisianais), contrairement aux créoles d’Haïti et des Antilles dans lesquels une forme (li ou i) remplit les deux fonctions. En outre, tandis que l’adjectif possessif est toujours antéposé au substantif en créole guyanais et louisianais comme en français, il est postposé dans les créoles de la Caraïbe. [100] Il serait intéressant de poursuivre cette piste afin de vérifier s’il est possible d’expliquer des caractéristiques linguistiques du créole guyanais et du créole louisianais, parfois plus proches du français que les créoles caribéens, par des conditions socio-historiques similaires déterminant le rythme de genèse de la langue créole respective. [101]
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Verwimp, Régis (2004) : L’Église et la vie religieuse en Guyane française moderne, l’aventure jésuite en Guyane XVIIe-XVIIIe siècles, thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales Paris.
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Wiesinger, Evelyn (accepté pour publication) : « to pé pa fè san ékri-a : Verschriftung und Normierung des Créole guyanais. Eine diachrone und synchrone Korpusstudie », à paraître en 2013 dans les actes du 27e Romanistischen Kolloquium Aktuelle Tendenzen im Prozess der Normierung und Kodifizierung romanischer Kleinsprachen, Université de Jena, 07-09 juin 2012.
Archives des Jésuites de France, Vanves
Copies manuscrites de lettres du P. Jean de la Mousse [102]
Relation du troisième voyage du P. Jean de la Mousse chez les Indiens Galibis, l’an 1686.
Manuscrit, Fonds Brotier, GBro102/3, f.131-159.
Extrait de quelques lettres du R. P. Jean de la Mousse, missionnaire de l’Amérique méridionale, écrites de Cayenne, l’an 1687.
Manuscrit, Fonds Brotier, GBro102/4, f.161-204.
Relation du voyage du P. Jean de la Mousse de Cayenne aux îles de l’Amérique, et des îles à Cayenne, et ses missions à Tullery, dans la terre ferme de l’Amérique, les années 1688, 1689, 1690, 1691, extraite de quelques-unes de ses lettres.
Manuscrit, Fonds Brotier, GBro102/5, f.205-250.
Continuation du journal de la mission du Père Jean de la Mousse, de la Madeleine de Tullery à la côte de la terre ferme de l’Amérique, à quinze lieues de Cayenne, depuis le 1er Janvier 1691, jusqu’au 10 Juin suivant.
Manuscrit, Fonds Brotier, GBro102/6, f.251-281.
Copie manuscrite de lettres du P. Jean Chrétien [103]
Lettres d’un missionnaire de la Compagnie de Jésus (Jean Chrétien) à un père de la Compagnie de Jésus, écrites de Cayenne en Amérique (1718-1719).
Manuscrit, F Gu 11, 179 pages manuscrites reliées.
Mission de Cayenne
Notes historiques sur les anciens jésuites de la Guyane. Copie des documents par M. Bole pour le P. Hus (1651-1779).
F Gu 5, 19 pages manuscrites.
Archives d’outre-mer (CAOM), Aix-en-Provence
Manuscrit de lettres du P. Jean Chrétien
Lettres d’un missionnaire de la compagnie de Jésus à un Père de la même compagnie (1718-1719).
1 mid 3, microfilm.
Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence
Manuscrit de lettres du P. Jean Chrétien
Lettres d’un missionnaire de la compagnie de Jesus à un Pere de la même Compagnie Ecrites de Cayenne en amerique Les années 1718 et 1719 par le R. P. Jean Crétien.
Fonds patrimoniaux, Ms 116 (406-R293), manuscrit paginé.
Milhau, Chevalier de (1732) : Histoire de l’île de Cayenne et province de Guyane, 3 vols.
Fonds patrimoniaux, Ms 430.
Bibliothèque nationale française, Paris
Journal des événements survenus à Cayenne (1685-1711), par Jacques-François Artur.
Fonds Artur, Nouvelles Acquisitions françaises (NAF), 2581, manuscrit, 65 feuillets.
Mémoire pour servir à l’histoire des colonies françoises de la Guyane (1717-1752), par Jacques-François Artur.
Fonds Artur, Nouvelles Acquisitions françaises (NAF), 2574, manuscrit, 210 feuillets.
Archives nationales françaises, Paris
Série C, Colonies : Correspondance à l’arrivée ; Correspondance à l’arrivée en provenance de la Guyane française. [104]
C 14, registre 2, f.5, 70, 166-174.
C 14, registre 3, f.8, 12, 24.
C 14, registre 6, f.83.
C 14, registre 7, f.100, 204.
C 14, registre 8, f.19, 119.
C 14, registre 16, f.264, 275.
C 14, registre 24, f.188.
C 14, registre 38, f.25.
[1] Les traductions en français qui ne sont pas signalées explicitement sont les nôtres.
[2] Selon Bollée (2007b, 44) il importe d’analyser dans les détails l’environnement social de la ‘catastrophe communicative’. En particulier, Hazaël-Massieux, M.-C. (2008, 383) souligne qu’ « il est certain que la Guyane mérite une étude autonome [...]. Si les chemins du guyanais ont à diverses périodes croisé ceux des créoles des Antilles, et ont pu par là être marqués de traits qui en provenaient, la spécificité de ce monde et son éloignement d’ailleurs important par rapport aux routes de communication dans la Caraïbe, en font un lieu où les développements et les évolutions du parler méritent une étude à part ».
[3] Comparer cependant Hazaël-Massieux, G. (1990), Jennings (1995, 1998, 2009) et Jennings/Pfänder (en préparation).
[4] Les documents d’archives non publiés dont nous nous servons dans cet article sont issus avant tout de la série C 14 des Archives nationales françaises et du Fonds Artur 2574 et 2581 (Bibliothèque nationale française). D’autres sources importantes sont les trois versions manuscrites des lettres du père Chrétien, dont une édition critique fait toujours défaut (se référer à la bibliographie pour plus d’informations concernant les sources manuscrites).
[5] Cette tâche est particulièrement difficile pour la Guyane française étant donné, entre autres, la dispersion et l’état lacunaire de la documentation pour la colonie et l’époque considérées (cf. également Verwimp 2011, 20).
[6] Pour l’époque de l’Ancien Régime, Artur, médecin du roi (v. note 89), évoque à plusieurs reprises le commerce illégal et la vente d’esclaves en contrebande, provenant du Surinam ou des vaisseaux ‘interlopes’ d’autres nations : sans doute en 1667, « un arrêt du conseil d’état du 12 juin déffendit à tous vaisseaux et bâtiments étrangers d’aborder dans les ports des païs et isles d’Amérique occupés par les sujets de Sa Majesté, ensemble aux habitants desdites isles, ou y faisant commerce, de recevoir aucunnes marchandises […]. […] Sans cela les habitants étaient contraints d’avoir recours à l’étranger ; et la compagnie qui n’avait ny soldats, ny garde-côtes dans les isles, ne pouvait l’empêcher. […] Ce qu’il y a ici de plus singulier, c’est que la compagnie elle-même faisait, au moins à Cayenne, le commerce avec les étrangers de qui elle tirait presque tous les nègres qu’elle avait sur les habitations de Rémire et de Mahury, commerce que ses principaux officiers, monsieur de La Barre entre autres, y continuèrent pour eux-mêmes » (Artur 2002, 228 ; v. également id., 309 pour l’année 1698).
[7] Cf. par exemple, le père jésuite Jean de la Mousse (1688-91, GBro102/5, f.218) : « Quoiqu’il n’y ait pas plus de trois cents lieues de Cayenne aux îles, et que le voyage se fasse, lorsqu’on va de Cayenne aux îles, en dix ou douze jours, à cause que le vent est favorable, soufflant toujours d’orient en occident, l’on emploie cependant, pour aller des îles à Cayenne ordinairement trois mois ». En même temps, la Guyane se situe « à l’écart des grandes routes maritimes reliant l’Europe aux Caraïbes » (Polderman 2004, 39) et « en marge des circuits habituels du commerce triangulaire » (Verwimp 2011, 18).
[8] Cf. Singler (2008, 335) : « sugar requires a large initial investment and is only economically viable as a plantation crop ».
[9] Cf. Polderman (2004, 35) : Dans les « archives du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe […] la colonie est durablement circonscrite dans les textes à ‘l’Isle de Cayenne’, à laquelle on opposa la ‘Grande Terre’. Cette notion d’île est sans doute à rapprocher de l’idée que l’on se fait en France des colonies françaises de l’Amérique ‘méridionale’ à savoir de riches îles sucrières auxquelles la Guyane est initialement assimilée ».
[10] Outre le faible apport de nouveaux esclaves, la plupart des habitants ne disposent que rarement des moyens financiers nécessaires à leur achat : « Un commandeur un peu économe pouvait se procurer, avec ses gages, un nègre au moins tous les deux ans. Un maçon, un charpentier, un menuisier de même et encore mieux. Ceux qui sçavaient lire et écrire trouvaient facilement des places honnestes et lucratives ; mais le prix exhorbitant où les nègres et touttes choses sont aujourd’huy rend maintenant cela comme impossible » (Artur 2002, 291).
Les données guyanaises contrastent notamment avec l’essor démographique et économique des plantations des îles françaises de la Caraïbe, présentant des ratios très différents, surtout pour ce qui est de la Martinique, le centre de l’empire colonial français en Amérique. Boucher (2008, 238s) donne les chiffres suivants pour l’évolution démographique des trois colonies françaises en Amérique :
1670 | Blancs | Esclaves (africains) |
Martinique | env. 3.800 | env. 6.200 |
Guadeloupe | env. 3.400 | env. 4.500 |
Cayenne | 100 | 50 |
1700 | Blancs | Esclaves (africains) |
Martinique | env. 6.600 | env. 14.600 |
Guadeloupe | env. 4.500 | env. 6.900 |
Cayenne | 327 | 1.418 |
[11] Bien évidemment, « la langue de base des franco-créoles n’est ni le français actuel ni le français littéraire de l’époque classique, mais plutôt une ou plusieurs des variétés koinèisées parlées par les colons en provenance de différentes régions du domaine d’oïl » (Bollée/Neumann-Holzschuh 2002, 89).
[12] Comme pour toutes les colonies françaises, il faut cependant rester prudent quant à la possibilité de déterminer avec précision l’origine et les langues parlées par la population servile (cf. Polderman 2004, 394 ; Chaudenson 2005 et Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 398). V. cependant Arends (2008, 313) : « at least some of the slave recruitment areas (e.g., the Gold Coast and Slave Coast regions) were linguistically quite homogeneous ».
[13] Il est néanmoins difficile d’évaluer, par exemple dans le sens du founder principle de Mufwene (1996), la possible influence linguistique exercée par les premiers esclaves de la colonie française, exposés à des variétés néerlandaises et portugaises (cf. par exemple Jennings 1998, 461ss).
[14] Antoine Lefebvre De La Barre, gouverneur à Cayenne de 1664 à 1670, se rend à plusieurs reprises aux Antilles (cf. Grillet 1668/1857, 205) ; le sieur Folliot Des Roses est successivement capitaine de Saint-Eustache, Saint-Martin et Marie-Galante avant de s’établir à Cayenne en tant qu’habitant et capitaine des milices. À sa mort, en 1675, sa veuve s’occupe de son importante sucrerie sur laquelle travaillent 89 esclaves (cf. AN C14/2/f.166-174 ; AN C14/38/f.25 ; Artur 2002, 252). Monsieur de Gennes, capitaine de vaisseau et ancien gouverneur de Saint-Christophe, s’installe en Guyane française en 1696 (cf. Artur 2002, 300), où il possède une habitation en association : « M. de Gennes après avoir partagé avec M.r de Ferolle ne tarda point a travailler à l’établissement de sa portion et y mit bon nombre de blancs et de Négres » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.24), en 1700 toujours au nombre de vingt au moins (cf. id.). M. Pierre de Sainte-Marthe succède d’abord à son père « qui a servi Sa Majesté cinquante années qui est mort Gouverneur a La Martinique » (AN C14/2/f.5). Le 5 octobre 1684, il arrive à Cayenne pour y occuper le poste de gouverneur ; un an plus tard, il possède deux des sucreries les plus importantes en association avec deux veuves, celle du sieur Des Roses avec 89 esclaves et celle d’une dame Dupont avec 32 esclaves (cf. Artur 2002, 270). Le 9 juillet 1738, Antoine Lemoine de Chateaugué, gentilhomme canadien, d’abord lieutenant du roi à Saint-Pierre de la Martinique, devient gouverneur à Cayenne, où il arrive directement des Antilles ; il reste jusqu’en 1743 (cf. Artur 2002, 500, 513, 585).
[15] Néanmoins, étant donné que la majorité des fonctionnaires du roi figurent en peu de temps parmi les habitants les plus aisés de la Guyane, possédant un nombre élevé d’esclaves (v. note précédente), et vu la difficulté de s’en procurer sur place, on peut se demander s’ils n’ont pas amené avec eux, à l’exemple de l’ordonnateur Le Moine, au moins quelques-uns des esclaves expérimentés qu’ils détenaient sur leurs anciennes propriétés antillaises.
[16] Ce n’est qu’en 1731 que la mission de Cayenne reçoit le statut de préfecture apostolique directement placée sous l’autorité du Saint-Siège (cf. Le Roux et al. 2009, 44, 66s).
[17] Néanmoins, dès les années 1650, le père Meland, missionnaire à la Martinique et à la Grenade, le père Pelleprat, missionnaire à Saint-Christophe, et quatre laïcs partent de la Martinique « dans cette partie de la terre ferme au nord de l’Orénoque » (Artur 2002, 185). Denis Meland prononce ses vœux en avril 1649 à la Martinique et débarque à Cayenne en 1651 ; il repart pour St-Thomas la même année ; Pierre Pelleprat séjourne à Cayenne de 1654 à 1656 (cf. Artur 2002, 185 ; Ternaux-Compans 1843, 63 ; Clovis/Nolland 1992, 5 ; Verwimp 2004, 48). En 1652, le père Biet, avec trois autres ecclésiastiques, accompagne l’expédition de la Compagnie de Paris qui ne durera qu’un an (cf. Le Roux et al. 2009, 46). En 1656, ce sont les pères de la Vigne et Boislevert qui se rendent sur la rivière d’Ouarabiche, dans le golfe de Paria, en compagnie du père Pelleprat, en passant par la Martinique où ils prennent « quelques hommes […] pour les conduire et les guider » (Artur 2002, 186). Après plusieurs voyages d’approvisionnement aux Antilles, leur établissement est abandonné en février 1657 ; les jésuites repassent aux Antilles (cf. Verwimp 2004, 49) : « Leur séjour fut mis à profit pour apprendre la langue des Galibis, groupe ethnique majoritaire habitant les régions côtières comprises entre l’Orénoque et Cayenne. Mais la période de cette mission, extrêmement troublée par les conflits européens, n’était pas favorable et ne permit pas de dépasser le stade du projet » (Le Roux et al. 2009, 44).
[18] En outre, le Code Noir prescrit, à partir de 1685, l’évangélisation et le baptême des esclaves dans les colonies françaises (cf. Verwimp 2011, 156s).
[19] Cf. également le père Mongin, missionnaire aux Antilles, pour l’an 1682 : « Quand les vaisseaux nous ont mis à terre ces pauvres gens, ce qui arrive plusieurs fois l’année, et qu’ils ont été distribués dans les cases des habitants, le Père missionnaire du quartier où sont ces nègres nouveau-venus, s’informe de quel pays d’Afrique ils sont ; et si par exemple il trouve que celui qu’il voudra instruire est d’Ardes ou de Juda, royaumes de Guinée, il dira à quelque nègre de son pays, qui est déjà chrétien, qu’il apprenne au nouveau-venu les principes du christianisme, et lui promettra récompense pour cela. Cet ancien nègre s’en acquitte le mieux qu’il peut, jusqu’à tant que ce nègre nouveau-venu ait appris le français […]. Ils auraient même de a [sic] peine à s’entendre autrement y ayant quelquefois dans une case des nègres de dix ou douze langues » (Mongin 1682b/1984, 133s). Cf. Hazaël-Massieux, M.-C. (2008, 397s) concernant l’authenticité des « jugements qui sont portés par les maîtres sur les différentes ethnies » des esclaves africains.
[20] On retrouve cette argumentation chez le père Pelleprat, œuvrant aux Antilles et sur le continent sud-américain (v. note 17) : « Les Nègres qu’on transporte aux Îles sont de diverses nations d’Afrique : d’Angola, du Capverd, de la Guinée, de Senegal et de quelques autres terres voisines de la mer. On compte dans les Îles jusqu’à treize nations de ces infidèles qui parlent toutes de différentes langues, sans y comprendre les Sauvages esclaves, qui sont aussi de diverses nations. Ce serait un travail infini d’entreprendre leur instruction en la langue qui leur est naturelle : il faudrait avoir le don des langues pour y réussir » (Pelleprat 1655/2009, 96s).
[21] Parmi les 1313 esclaves figurent 601 hommes, 433 femmes et 279 enfants ; ce total inclut probablement aussi quelques 80 esclaves amérindiens (cf. Jennings 1995, 31). En 1700, les chiffres n’ont guère évolué : MLF (2002a, 30) indique 352 Blancs et 1399 esclaves africains.
[22] En 1685, sur les 80 habitations au total, neuf ne possèdent aucun esclave, 45 en possèdent entre un et dix, 14, entre dix et cinquante et 12, entre cinquante et cent (cf. Polderman 2004, 638).
[23] Bollée (2007b, 47) a tout à fait raison d’observer pour l’île Bourbon : « Es stellt sich in diesem Zusammenhang natürlich die Frage, wo man die Grenze zwischen habitation und plantation ziehen will, was meines Wissens noch nicht diskutiert worden ist. Erwägenswert wäre vielleicht die Zahl von 10 Sklaven […] » [Dans ce contexte, il faut évidemment se poser la question de savoir où fixer la limite entre habitation et plantation, ce qui n’a pas encore été discuté, pour autant que je sache. On pourrait éventuellement envisager un nombre de 10 esclaves].
[24] Jusqu’en 1737, le nombre de sucreries diminue, passant à treize ou quatorze, mais « les esclaves qu’elles utilisent ont augmenté d’environ 50% » (Polderman 2004, 72) ; néanmoins, elles ne réunissent plus qu’un tiers de la population servile totale (1030 sur 2700 esclaves en 1717 ; 1440 sur 4400 en 1737) (cf. Polderman 2004, 72 ; Le Roux et al. 2009, 75).
[25] Pour une grande partie des créolistes, ces conditions socio-historiques sont indispensables pour la formation d’une langue créole. V. par exemple, Chaudenson (2002, 37) : « Si le passage à la ‘société de plantation’ par le développement des agro-industries coloniales ne s’opère pas, il n’y a pas de créolisation », ou Bollée (2007b, 45) : « Eine Kreolsprache kann offenbar nur entstehen, wenn die für die société de plantation charakteristischen Verhältnisse eingetreten sind » [Apparemment, une langue créole naît seulement si les conditions caractéristiques d’une société de plantation ont été réunies].
[26] En Guyane, les chiffres n’atteignent jamais les dimensions des Antilles : en 1685, aucune habitation n’excède 100 esclaves et, dans la période de 1709 à 1737, seules quatre à six exploitations agricoles possèdent plus de 100 esclaves ; en 1737, seule l’habitation Loyola, appartenant aux jésuites, dépasse « les 300 esclaves. La seconde plus grosse exploitation en compte deux fois moins » (Polderman 2004, 365).
[27] Cf. également Jennings (2009, 377) qui affirme que « [s]heer weight of numbers suggests that creolization took place mainly on those few sugar plantations ». Néanmoins, il faudra opérer une distinction plus précise des différentes étapes de la créolisation : si le germe doit certainement en être recherché dans l’ « approximation au carré » (Chaudenson 1992, 121 ; italiques dans l’original) du français colonial des esclaves sur les habitations d’une certaine taille, nous devons également éclaircir les conditions dans lesquelles s’effectue la négociation et la stabilisation des traits d’une langue créole.
[28] Par un testament de Saint-Domingue de la première moitié du XVIIIe siècle nous savons que les petits habitants artisans forment eux-mêmes les futurs ‘maistres neigres’ dans leur métier (cf. Debien 1958, 2, 6). Jolivet (1980, 32) va jusqu’à supposer que le statut de la population servile sur les petites habitations se « rapproche peut-être davantage du servage que de l’esclave au sens rigoureux ».
[29] Ainsi l’habitation Noël gérée par « Goupy Desmarest, celle de Baduel ou encore celle de Lézy, le frère du gouverneur » (Polderman 2004, 365) et également les habitations des jésuites, dont celle de Loyola à Rémire est le plus important établissement guyanais dans la première moitié du XVIIIe siècle (cf. Le Roux 2006, 619). Néanmoins, dès cette époque, nous constatons un recul relatif de ce type de grande unité agricole d’où le propriétaire est absent : leur « développement ultérieur (modeste) témoigne d’une nouvelle classe de colons qui […] vivent sur place » (Polderman 2004, 365) ; les habitants « se sont enfin dégoûtés de ces sociétés où ils ne trouvaient pas assez leur compte » (Artur 2002, 258 ; cf. également Jennings 1998, 382s).
[30] Le territoire de production consiste en « une très grande et très belle sucrerie, un moulin à eau & une vaste ménagerie où l’on élève quantité d’animaux domestiques » (Anonyme 1762).
[31] En comparaison avec la population servile sur les petites habitations, celle des plus grandes exploitations agricoles est, de façon générale, mieux qualifiée et d’un certain âge (incluant des ‘sexagénaires’) (cf. Polderman 2004, 366).
[32] Selon Barrère (1743, 88s), « [i]l faut consacrer entiérement une ou deux Négresses, non-seulement au service des malades, mais encore pour avoir soin d’entretenir une bonne basse-cour, où l’on élevera des Poules, Canards, Pigeons, d’Indes, Cochons, & tout ce qui peut être nécessaire à la vie ».
[33] Les esclaves classés comme ‘malingres’ constituent un pourcentage assez élevé sur l’habitation Noël. Selon les estimations de Polderman, en moyenne, seulement 50 à 70% de la population servile sont actifs sur une habitation (cf. Polderman 2004, 406s ; cf. également Jennings 1998, 441). Les habitations plus importantes disposent, en outre, d’un hôpital ou d’une infirmerie, normalement « relégués dans un lieu éloigné à cause des contagions » (Le Roux 2006, 622).
[34] Parmi ce groupe, les enfants créoles, nés dans la colonie, sont particulièrement appréciés par les gérants des habitations : « ce qui compte et pare ces enfants de prometteuses vertus, c’est leur qualité de ‘créoles de l’habitation’ » (Debien 1964, 27). V. également Hazaël-Massieux, M.-C. (2008, 26) pour la Caraïbe : « On note généralement que les esclaves créoles (donc nés aux îles), quant à eux, déjà adaptés, jouissent d’une meilleure santé, sont plus résistants aux maladies. Culturellement aussi, ils sont mieux intégrés et partent moins comme marrons ; c’est aussi parmi eux qu’on trouve le plus grand nombre de nègres à talents » (en italiques dans l’original).
[35] Selon Jennings (2009, 380), seuls 17 des 92 esclaves de l’habitation Noël (18,5%) ont moins de 14 ans. En 1685, l’atelier d’esclaves de l’habitation Loyola des jésuites comprend 31 ‘nègres’, 21 ‘négresses’ et 23 ‘négrillons’ (17,2%) (cf. également Jennings 1998, 361) ; une autre habitation des pères, proche de Rémire, compte, en 1687, 146 ‘nègres’, 130 ‘neigresses’, 68 ‘neigrillons’ et 38 ‘neigrillons et neigres infirmes’ (27,8% d’enfants et de malades) et un mulâtre (cf. Le Roux et al. 2009, 56s). En général, sur les sucreries, le taux de mortalité est plus élevé et celui de fertilité plus bas que sur d’autres types d’exploitations agricoles (cf. Singler 2008, 335). En outre, Polderman (2004, 412) analyse « le très faible nombre d’enfants esclaves, près de deux fois inférieur à celui des enfants blancs » comme une stratégie de la population servile visant à « [l]imiter autant que faire se peut sa descendance (avortements, infanticides) » afin de « soustraire des esclaves potentiels à la domination du maître ». À l’appui de cette hypothèse, on peut constater que la fécondité des femmes esclaves est plus élevée sur les habitations des jésuites, où les conditions de vie sont moins dures (cf. Verwimp 2011, 181-185).
[36] Cf. également Mufwene (2002, 58s) : « De plus en plus d’enfants (créoles et non créoles) de ces sociétés acquièrent une langue déjà différente du vernaculaire de la société d’habitation et leur contribution se limite à ne pas la basilectaliser davantage » ; cf. également Lang (2002, 158, 160) : « Il nous semble pourtant évident que les véritables créateurs des langues créoles ont été des personnes déjà en possession d’autres langues […] » (Lang 2002, 166 ; cf. également Baker 1995, 14, 17-19). En général, nous avons toujours très peu d’informations sur le nombre d’esclaves ‘créoles’, nés en Guyane française, et le moment à partir duquel leur nombre dépasse celui des esclaves nés en Afrique (cf. Baker 1982 ; Cardoso 2009, 20) ; cf. uniquement Jennings (1998, 262) : « The slave population in early 1741 was dominated to a large extent by Creoles […] ; at least four slaves in five in 1741 would have been Creoles. This proportion would change little in the century of slavery still to come, due to the intermittent slave trade to Cayenne ».
[37] Cf. Polderman (2004, 403) : « Le gouverneur Claude d’Orvilliers mentionne au ministre en 1718 l’utilité de ‘faire faire à des Nègres’ le métier de charpentier et de manière plus générale d’enseigner aux esclaves du roi divers métiers nécessaires aux travaux de la colonie (constructions diverses, fortifications etc.) ».
[38] Les jésuites possèdent, en 1707, 8,7% de la population servile totale (1094 esclaves) de la Guyane française (cf. Verwimp 2011, 179s, 217). Comme les grandes exploitations laïques, les habitations des jésuites sont gérées par un ou plusieurs économes, en général des frères coadjuteurs, qui y résident de façon permanente (cf. Verwimp 2011, 181s, 215s).
[39] En 1687, il y a sept esclaves sur 92 qui possèdent un métier sur l’habitation Noël ; en 1764, sur l’habitation de Loyola, on compte 16 esclaves qualifiés sur un total de 208 esclaves (cf. Polderman 2004, 402s).
[40] Le contrat des engagés, souvent des prisonniers et anciens galériens, est en principe de 36 mois ; leur nombre est très faible en Guyane dans la deuxième moitié du XVIIe siècle mais un peu plus élevé autour des années 1680 : en 1677, il y en a dix en Guyane, en 1687 soixante, en 1691 douze, en 1692 dix ; en 1717, huit travaillent sur sept des 133 habitations existantes ; en général, ils sont employés sur les habitations possédant plus de dix esclaves. En 1737, aucun engagé n’apparaît dans le recensement officiel (cf. Polderman 2004, 400s).
[41] Il n’est cependant pas sûr que le lecte du commandeur soit toujours le plus prestigieux (et donc la langue-cible) pour les esclaves des champs, étant donné qu’il n’est pas forcément apprécié par ceux-ci. Pour le 4 avril 1700, Artur relate que « Marlanc commandeur sur l’habitation de M.r de Gennes fut égorgé avec trois autres français par les négres de l’habitation » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.24). Une autre source d’accès au français est constituée par les soldats venus de France : en 1706, « une grande partie des soldats étoit abituelement sur les habitations au service des habitans » (BNF Fonds Artur NAF 2574, f.9), le gouvernement de Cayenne étant « obligé de distribuer les soldats sur les habitations où ils travaillèrent au profit des habitants pour la subsistance qu’ils leur fournissaient en vivres du païs, tels qu’ils pouvaient avoir » (Artur 2002, 349).
[42] Cependant, dans la liste d’esclaves de l’habitation Noël figure un commandeur noir qui n’est pas qualifié de ‘libre’ : « Paul ou Pallé appellé par les noirs Bazau, aagé de 29 ans, […] de la province de Zonoymé, royaune de Juida en Guynée. […] Il est commandeur des esclaves et sucrier » (Goupy des Marets 1690, cité dans Debien 1964, 4).
[43] Les chiffres guyanais contrastent avec le nombre de libres beaucoup plus élevé aux Antilles françaises, surtout au XVIIIe siècle. En Guyane, les gens de couleur libres ne gagneront en importance qu’à la veille de la Révolution (cf. Jolivet 1985, 104s ; MLF 2002a, 135 ; Polderman 2004, 416, 425).
[44] Il s’agit du baptême, de l’extrême-onction et des mariages des esclaves (cf. de la Mousse 1687, GBro102/4, f.163s).
[45] Entre 1666 et 1678, en moyenne, tous les deux ans, un nouveau père arrive en Guyane pour y rester environ 25 mois. Entre 1676 et 1678 et entre 1679 et 1681, il n’y a aucun père jésuite dans la colonie (cf. Artur 2002, 265 ; Verwimp 2011, 55).
[46] Dans la période postérieure, « [l]a tendance générale est à l’augmentation des mouvements des pères. Une nouvelle dynamique se met en place avec un roulement plus important […]. […] Les missionnaires, entre 1700 et 1712 semblent se diviser en deux groupes distincts. Il existe un noyau dur, perdurant toute la décennie […]. Le second groupe est composé d’une équipe plus mobile, où les pères restent en moyenne cinq ans dans la colonie […]. […] Désormais, il ne se passe plus un an sans un départ ou une arrivée (sauf en 1703 et 1705), contrairement à la période 1690-1695 où aucun mouvement n’était intervenu » (Verwimp 2011, 88s).
[47] V. le père Chrétien pour le mot ‘danda’ : « S’ils sont transportés d’Afrique on les appelle Negres danda, et s’ils sont nés dans nos Isles on les appelle Negres creols. On donne encore differens noms à ceux qui naissent du melange de ces trois sortes de nations. On appelle Mulates les enfans d’un Blanc et d’une Negresse, et Metiss les enfans d’un Blanc et d’une Indienne. Châcun de ces mêlanges en peut former plusieurs autres [...] » (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.26 ; souligné dans le texte).
[48] Cependant, le gouverneur Ferrolles se plaint, en 1696, « du peu de cas que les habitans de notre Gouvernement font de garder, exécuter et observer les Ordonnances que nous et nos prédécesseurs Gouverneurs de cette île, avons ci-devant faites pour les obliger de faire instruire leurs esclaves, lorsqu’ils ne sont pas encore baptisés, de les élever dans la religion chrétienne, lorsqu’ils ont reçu le baptême de leur procurer et faire administrer les sacremens, lorsqu’ils sont malades » (Code de la Guyane 1826, 51s). Parfois, les colons semblent même s’y opposer car le père Jean de la Mousse rapporte pendant l’absence des maîtres de leur habitation qu’il était « plus libre pour faire [s]es fonctions, quand ils n’y sont pas que quand ils y sont » (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.168).
[49] Pendant leurs absences fréquentes, les propriétaires et leurs familles laissent leurs esclaves sous la surveillance d’un gardien de confiance (cf. Verwimp 2011, 175s), parfois « un Noir, choisi par le maître pour sa propension à la tyrannie » (Verwimp 2011, 175s ; cf. aussi BNF Fonds Artur NAF 2574, f.10). Il est probable que les jésuites entretiennent donc un contact étroit avec ces surveillants qu’ils choisissent aussi en tant que chapelain de l’habitation. Cf. également le père Jean Mongin, pour les Antilles : « [...] j’établis dans chacune [des habitations] quelqu’un pour faire la prière publiquement. C’est d’ordinaire le commandeur, et où il n’y en a pas, quelque autre soit blanc, soit noir […] » (Mongin 1682a/1984, 107). V. Hazaël-Massieux, M.-C. (2008, 53 et 58s) pour les catéchistes formés parmi les esclaves à Saint-Domingue.
[50] De plus, les pères profitent de rencontres occasionnelles à l’extérieur des habitations : « Le lendemain, j’allai au bord de la mer où il y avait quelques bandes de Français qui pêchaient la tortue, avec des nègres pour les aider. Et comme c’était au temps de Pâques, je rendis tant aux Français qu’aux nègres tous les services qu’ils souhaitèrent de moi ; nous y fîmes même le pain béni et tout se passa fort bien, de sorte que ces jours-là, je fus en même temps missionnaire des Français, des nègres et des Indiens » (de la Mousse 1691, GBro102/6, f.266s). Alors que les jésuites louent d’abord un canot et un équipage français pour les déplacements, le missionnaire affecté à l’évangélisation itinérante dispose, à partir de 1687, d’un équipage servile probablement recruté parmi les esclaves des jésuites dont deux esclaves-piroguiers/chasseurs et « un Français pour gouverner les esclaves » (Verwimp 2011, 228).
[51] Cf. aussi le père Jean de la Mousse : « Le 8 décembre, j’allai dire la messe dans le quartier de Matoury, d’où l’on ne peut aller à Cayenne que par canot ; ce qui est cause que les nègres qui sont là en grand nombre, viennent rarement à la messe, outre qu’il y a des vieillards et des impotents qui n’y viennent jamais » (de la Mousse 1688-91, GBro102/5, f.248).
[52] Par conséquent, les jésuites déplorent constamment l’abandon religieux des esclaves sur les habitations plus éloignées de Cayenne : « Il était véritablement besoin d’un missionnaire qui fît ses fonctions, qui étaient quasi tout-à-fait abandonnées, nos autres Pères étant occupés aux Français et aux nègres de l’île ; où ils avaient bien plus de besogne qu’ils n’en pouvaient faire. Le plus grand besoin du canton qu’on m’a donné est à l’égard des nègres esclaves des Français, qui y étaient totalement abandonnés, ce qui est d’autant plus déplorable qu’ils sont nos domestiques » (de la Mousse 1686, GBro102/3, f.153).
[53] Parfois, les conditions difficiles du déplacement des pères rendent impossible une évangélisation plus profonde, v. par exemple le témoignage du père de la Mousse : « L’après-diné, je remontai sur la rivière Douaka, pour y voir les habitations qui sont sur la gauche […]. La première où j’abordai avait un fonds quasi impraticable, à cause des boues où il faut entrer jusqu’aux genoux. Cela m’obligea de demeurer dans le canot et à faire venir les esclaves de cette habitation, à qui je fis l’instruction et le catéchisme » (de la Mousse 1687, GBro102/4, f.180). Pendant son itinéraire, le missionnaire reste en contact régulier avec les pères à Cayenne afin de rapporter son état de santé ou de demander des supports : « Il existe donc un réseau de communication entre le centre et la périphérie, sans doute par le truchement des Indiens. Les modalités de fonctionnement […] restent encore à découvrir » (Verwimp 2011, 228s).
[54] Il est très probable que les langues africaines disposent de covert prestige en tant que ‘langues secrètes’ de la population servile. V. également Mufwene (2002, 66) : « Rien de tout ceci n’implique que les langues ethniques, qui perdent leur statut de vernaculaires, disparaissent immédiatement (aussitôt que le créole se forme, dans la société de plantation). L’extinction des langues ethniques est un procès graduel et parfois lent […] ».
[55] Cf. Singler (2008, 342) : « However, it seems likely that identity and the related concept of language prestige would very quickly have emerged as factors as well ». Pour Plag (2008a, 129), la motivation est le facteur qui détermine prioritairement le degré d’acquisition d’une langue seconde : « advancement in SLA [Second Language Acquisition ; EW] is dependent on two important factors, motivation and input. […] The […] factor that […] is probably more important than exposure or access to the superstrate, is motivation ».
[56] L’influence des jésuites se concentre sur les habitations de l’île de Cayenne ; elle reste faible sur celles plus éloignées, faute d’un nombre suffisant de missionnaires (v. 2.4 et, par exemple, AN C14/16/f.275).
[57] Dans les conflits entre maîtres et esclaves, les pères jésuites agissent souvent en tant que médiateurs qui s’engagent, au moins partiellement, pour le sort des esclaves (cf. également Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 53) : en 1748, le père Fauque intervient dans un cas de marronnage de 50 à 60 esclaves qu’il convainc de retourner sur leurs habitations, non sans obliger les propriétaires à revendre les marrons revenus pour éviter qu’ils soient châtiés (cf. Artur 2002, 603ss ; Fauque 1751/1841). Les jésuites se plaignent également des habitants qui exploitent trop leurs esclaves (cf. AN C14/7/f.100 et 204) et qui ne leur concèdent pas le traitement prévu par le Code Noir : « Les esclaves travaillent beaucoup et dorment peu ; Ils sont mal équipés, et encore plus mal nourris. Ils s’estimeroient heureux s’ils avoient ce que l’ordonance du Roy leur donne » (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.34). Lors de la liquidation des biens des jésuites après l’abolition de la congrégation, les autorités constatent l’attachement des esclaves des jésuites « aux habitations sur lesquelles ils vivaient, pour la plupart, en famille et depuis très longtemps, convenablement nourris, bien soignés, ayant acquis, pour certains, des talents appréciés, bénéficiant en outre du secours spirituel de la religion qui les liait et, en même temps, les aliénait aux jésuites » (Le Roux et al. 2009, 85).
[58] Vers 1667, Artur évoque également « l’abord des nègres les jours de fête et les dimanches » autour de l’ancienne chapelle de Rémire (Artur 2002, 227), et, Barrère se plaint que l’air dans l’église de Cayenne « est quelquefois infecté par la mauvaise odeur qui exhale des corps des Negres, & où l’on auroit peine à se remuer, si toute la Colonie y étoit assemblée » (Barrère 1743, 38).
[59] Ce comportement pourrait également être rapproché de celui des mulâtres affranchis à la fin du XVIIIe siècle : « Quelques-uns avaient réussi à faire fortune et aussi à s’élever au rang d’habitants propriétaires [...] : comme l’ensemble des gens de couleur qui en avaient les moyens, ils possédaient des esclaves et leur comportement à leur égard ne différait pas de celui des Blancs » (MLF 2002a, 135). V. également Jolivet (1985, 104s).
[60] Siegel (2008, 196) va encore plus loin en remettant généralement en question le terme d’‘acquisition imparfaite’ : « an ‘imperfect’ variety may be used to express a particular identity […], to show solidarity with a peer group, to indicate attitudes toward society in general, even as a form of resistance. […] It follows, then, that in many situations native-like proficiency is not the target of language learning. […] Rather than ‘imperfect SLA’, a term such as ‘strategic SLA’ would be more appropriate ».
[61] Comparer Hazaël-Massieux, M.-C. (2008, 26s) pour une discussion détaillée du terme ‘baragouin’ et d’autres dénominations. Selon elle, « [i]l est très possible que, selon les époques, le terme de baragouin au champ très vaste, désigne toute forme de langage jugée corrompue par des mélanges divers, et que le créole dans ses débuts (vers la fin du XVIIe siècle) ait été jugé tel par les chroniqueurs qui évoquent la langue […] » (Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 27 ; en italiques dans l’original). Par conséquent, « il s’agit […] le plus souvent de répondre en termes relatifs à la question de savoir s’il s’agit ou non de créole » (Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 29).
[62] Cf. également Bollée/Neumann-Holzschuh (2002, 93s) : « Quant à savoir dans quelle mesure les Européens eux-mêmes ont délibérément évité des constructions morphologiquement et syntaxiquement complexes pour ne pas mettre en danger la communication inter-ethnique, voilà qui reste à déterminer […] ».
[63] Ce témoignage n’exclut nullement l’existence ou la transmission prolongée, peut-être jusqu’au XVIIIe siècle, d’une ou plusieurs variétés ou langues africaines au sein des habitations les plus larges. Tous les esclaves n’y semblent pas dans l’absolue nécessité d’abandonner tout de suite leur(s) langue(s) maternelle(s), étant donné que ceux parlant la même langue ou des langues intelligibles ne sont pas forcément séparés. Néanmoins, Debien (1964, 22) constate pour la sucrerie Noël à Rémire, en 1690, que les mariages entre les esclaves « sont établis sans grand souci de rapprocher des groupements ethniques. Ainsi les quelques créoles adultes s’unissent indifféremment à un Sénégal (n° 29), à un Foin (n° 43), à un Congo (n° 21) à un Juda (n° 25) ; et il n’y a encore aucun ménage de créole. Cependant aucun Calbary ne s’unit à un esclave de la Côte des Esclaves ou du Congo. Ils s’unissent entre eux ou avec un Cap-Vert. Aucun Cap-Vert ne s’unit avec la Côte des Esclaves, et c’est avec un Sénégal qu’est uni un Bambara. Mais nos nombres sont peu larges, et ces unions pouvaient être antérieures au voyage de traite ».
[64] Il est intéressant de noter que les descriptions fournies par les pères jésuites en affectation dans les îles antillaises (et, parfois, également en Guyane) ressemblent beaucoup à celle-ci : « Nous nous accommodons cependant à leur façon de parler, qui est ordinairement par l’infinitif du verbe, comme par exemple : ‘Moi prier Dieu, moi aller à l’église, moi point manger’, pour dire ‘J’ai prié Dieu, je suis allé à l’église, je n’ai point mangé’. Et y ajoutant un mot qui marque le temps à venir ou le passé, ils disent : ‘Demain moi manger, hier moi prier Dieu’, et cela signifie : ‘Je mangerai demain, hier je priai Dieu’, et ainsi du reste. On leur fait comprendre par cette manière de parler tout ce qu’on leur enseigne. Et c’est la méthode que nous gardons au commencement de leurs instructions » (Pelleprat 1655/2009, 97 ; v. également id., 103). Cf. également le père Mongin (1682b/1984, 134s) : « Les nègres ont appris en peu de temps un certain jargon français que les missionnaires savent et avec lequel ils les instruisent, qui est par l’infinitif du verbe, sans jamais le conjuguer, en y ajoutant quelques mots qui font connaître le temps et la personne de qui l’on parle. Par exemple, s’ils veulent dire : Je veux prier Dieu demain, ils diront moi prier Dieu demain, moi manger hier, toi donner manger à moi, et ainsi en toutes choses. Ce jargon est fort aisé à apprendre aux nègres et aux missionnaires aussi pour les instruire, et ainsi ils le donnent à entendre pour toutes choses ».
[65] V. Hazaël-Massieux, M.-C. (2008, 27s, 35s, 48s) pour les difficultés de l’interprétation des premières citations et évocations du créole : « […] les principales caractéristiques des créoles, tels qu’ils sont envisagés par les scripteurs, tous par ailleurs francophones, se retrouvent d’une certaine façon partout, même si quelquefois elles sont largement camouflées par les graphies ou les marques diverses tirées du français des scripteurs […]. Il y a partout sans doute, chez tous les auteurs, une part d’imitation, plus ou moins réussie, selon l’attention portée par celui qui écrit, à l’usage réel des esclaves » (Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 28 ; en italiques dans l’original ; cf. également id., 397).
[66] Dans la copie de cette lettre publiée par Collomb (2006, 202), la phrase est transcrite « lui dans notre pays entrer dans cabane » (c’est nous qui soulignons) ; selon Hazaël-Massieux, M.-C. (2008, 91), « ‘cabane’ ne désigne pas une ‘cabane’ en créole, mais la ‘couche’ (généralement plus sommaire au XVIIIe siècle que le lit et le matelas que nous imaginons), constituée de vieux chiffons […] ».
[67] Dans les textes en créole guyanais du XIXe siècle et en créole guyanais moderne, il en est de même pour les éléments verbaux (invariables) sans marques aspectuo-temporelles (cf. Pfänder 2000a, 182s).
[68] Ainsi, Hazaël-Masssieux, M.-C. (2008, 37s) relève entre autres l’invariabilité morphologique des pronoms sujets et compléments (moi/moy, toy, luy/ly etc.), les verbes ‘à l’infinitif’, l’absence de la copule et des formes lexicales ayant des usages nouveaux.
[69] Comparer Hazaël-Massieux, M.-C. (2008, 61 ; en gras dans l’original) qui démontre que les « paradigmes pour chaque catégorie ne sont pas établis et que l’indifférenciation grammaticale est encore importante » dans les textes anciens en créole français de la Caraïbe. Dans son schéma évolutif des créoles caribéens, elle souligne deux ruptures essentielles : « une première rupture qui va mener au développement d’un créole, chargé de permettre la communication entre des populations fort diverses […], […] caractérisé par une variation très importante […] » et « une deuxième rupture que nous situons vers 1850 – […] c’est un peu partout le moment où les populations maintenues dans l’esclavage prennent l’écriture, alors qu’elles avaient bien entendu déjà la parole, mais que leurs pratiques linguistiques étaient rendues assez approximativement par des scripteurs qui continuaient à pratiquer aussi le français […]. Avec la deuxième rupture, les langues qui apparaissent […] sont progressivement de plus en plus structurées car elles choisissent, selon les lieux géographiques […] des variantes particulières dans la masse de celles qui plus tôt […] sont attestées » (Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 394 ; en italiques dans l’original).
[70] Sans vouloir nier le rôle des enfants dans la créolisation (v. note 36), il est admis parmi les tenants de modèles de créolisation graduelle que ce sont surtout les processus d’apprentissage non guidé qui déterminent les restructurations effectuées dans la première phase des approximations ; cf. Plag (2008a, 2008b) ; selon lui, « there are non-accidental similarities between interlanguages and creoles, and between interlanguage development and […] creolization » (Plag 2008b, 308s). Cf. également DeGraff (1999a, 12s ; 1999b, 478ss et 526s) et Mufwene (1999, 118).
[71] Cependant, Bollée/Neumann-Holzschuh (2002, 93) font remarquer que la réanalyse de la part des esclaves « converge avec la tendance au nivellement des paradigmes verbaux dans le français de plus en plus marginalisé des colons ».
[72] Néanmoins, selon Mufwene (2002, 56s), « [o]n doit se rappeler ici que les groupes ne se rencontrent pas comme des équipes organisées à la recherche d’une solution linguistique et langagière commune mais comme des individus essayant de communiquer avec d’autres individus dans des situations souvent séparées et/ou isolées. Les solutions sont individuelles dans des interactions entre individus, et c’est seulement rétrospectivement que les linguistes peuvent concevoir les vernaculaires qui se sont développés dans ces contextes coloniaux comme s’ils étaient des créations communes concertées ». Selon Lang (2002, 172), « [m]ême en supposant que ceux qui partent d’une même l [langue alloglotte, ici africaine ; EW] conçoivent des hypothèses affines et se mettent facilement d’accord, le problème reste de savoir comment l’accord se fait entre les groupes qui partent de l différentes ».
[73] Le nombre des jours de fêtes religieuses s’élève, au moins, à une trentaine par année avant 1777, sans compter les dimanches ; Fusée-Aublet indique, pour l’année 1764, « quarante et une fêtes et quatre-vingt-dix-neuf dimanches ou jours considérés comme tels » (Fusée-Aublet 1762-64, cité dans Thibaudault 1995, 195).
[74] En général, cette prescription du Code Noir est « plutôt respectée » (Le Roux et al. 2009, 116) par les propriétaires en Guyane. Il n’empêche qu’il y a toujours un certain nombre de maîtres qui refusent ce droit à leurs esclaves, ce que les jésuites critiquent régulièrement (cf. AN C14/7/f.204 ; C14/8/f.119). En 1712, le gouverneur d’Albon rappelle que « [s]a Majesté […] déffend aux esclaves de travailler les jours de fête et dimanches, et aux habitants de les y obliger, à peine de punition » (Artur 2002, 359s).
[75] Par contre, il semble que les petits habitants ont « besoin de ces journées pour travailler à leurs champs, n’arrivant parfois pas à se nourrir eux-mêmes » (Verwimp 2011, 177 ; cf. AN C14/8/f.19).
[76] Il ne s’agit pas seulement de rencontres festives : faute de monnaie métallique dans la colonie, les « échanges au quotidien […] se font sous la forme du troc, d’une habitation à une autre, sur le marché local, entre les administrateurs et les habitants » (Polderman 2004, 117).
[77] Les habitations sont, en général, situées au bord de la mer ou le long des criques et canaux, ce qui permet les transports en pirogue : en 1737, 95 habitations disposent au moins d’un canot de navigation, 125 habitations au moins d’un canot de pêche. Les chemins, outre les layons, se trouvent principalement sur l’île de Cayenne et sont empruntés à pied ; seules 28 habitations (10%) possèdent, en 1737, des chevaux de trait ou de monte (cf. Polderman 2002, 753).
[78] V. également Jennings (1998, 168s) et (2009, 384) : « Each planters’ party would also have been a meeting of house slaves ».
[79] Nous laissons de côté, dans cet article, le rôle du marronnage pour les échanges linguistiques entre les esclaves (v. néanmoins Polderman 2004, 414, 442-453 et 557-569 pour une vue d’ensemble du marronnage servile en Guyane française sous l’Ancien Régime). Le ‘grand marronnage’, c’est-à-dire l’éloignement définitif des esclaves de leurs habitations, ne s’y développe qu’à partir des années 1730. Ces esclaves marrons, parfois organisés en bandes, ne sont jamais très nombreux ; en 1788, ils constituent seulement 1% de la population servile (cf. Polderman 2004, 414, 443). Le ‘petit marronnage’, un absentéisme qui ne dure que quelques jours, joue cependant un plus grand rôle dès les débuts de la société coloniale ; il ne paraît cependant « pas importer aux colons » (Polderman 2004, 414) qui y voient un simple délit (cf. également Jennings 1998, 161).
[80] Dans la ville se trouve principalement le personnel administratif du roi, à savoir, en 1718/19, « le Gouverneur mr. D’orvilliers, le lieutenant du Roy mr. De Gransal, le commissaire ordonateur mr. D’albon, la plupart des officiers et des soldats de la garnison » (Chrétien 1718/19, Ms 116 (406-R293), f.40 ; souligné dans le texte). Néanmoins, selon Artur, « [l]e Gouverneur, le Lieutenant de Roi et le major avoient tous des habitations, où ils se tenoient ordinairement et ne venoient […] à Cayenne que pour la Revûe de la Garnison qui se faisoit les premiers Dimanches de chaque mois » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.44). Lors de son arrivée dans la colonie, Artur ne trouve qu’une « ville alors déserte » (Artur 2002, 493) : « Nous fûmes reçus à notre arrivée par une douzaine de jeunes nègres ou négresses domestiques appartenants à quelques gargottiers ou artisants du quartier et par une demy douzaine de ces blancs ou de soldats. Nous nous rendîmes tout de suitte par la rue des cazernes sur la place d’armes sans rien voir de plus. […] au milieu de la grande rue, […] touttes les maisons étoient fermées […]. Le gouverneur était depuis quelques temps à son habitation, avec sa famille, le lieutenant du roy, le major et peut être quelques autres officiers. Les autres étoient de même à la campagne, chez eux ou chez leurs amis. Il n’y avait dans la place qu’une centaine de soldats ou plus, dont soixante ou soixante-dix montoient chaque jour la garde à la porte de Remire, pour eux ou pour d’autres, qui étoient sur leur habitation ou chez d’autres habitants à travailler pour eux » (Artur 2002, 492s). Barrère (1743, 39) fait toujours le même constat : « La nécessité de faire valoir les terres, oblige tous les François de se tenir sur ses habitations. C’est ce qui rend le bourg de Cayenne ordinairement fort désert. On ne voit pas même quelquefois une ame dans les ruës […] ».
[81] Parmi les cas d’alarme, qui ne sont pas rares en Guyane française, figure, par exemple, l’approche de navires ennemis (v. 1.1).
[82] Selon l’article 7 du Code Noir de 1685, il est interdit « de tenir le marché des Nègres » (Polderman 2004, 644). Néanmoins, en 1686, cet article est abrogé (cf. Polderman 2004, 531) ; « [l]es habitants quant à eux ne commencent à vendre sur le marché qu’à partir de 1742 : ils disposent d’un lieu spécifique […] » (Polderman 2004, 104 ; cf. Artur 2002, 544).
[83] Les jésuites ainsi que les gouverneurs de la Guyane se plaignent, déjà en 1696, de l’abus d’alcool lors des jours de fête à Cayenne, qui empêche l’instruction religieuse de la population servile : « tous les gargotiers et cabaretiers tiennent leurs maisons ouvertes et donnent à boire et jouer tant auxdits habitans qu’à leurs esclaves, les jours de fête et dimanches pendant le service divin ; ce qui est tout-à-fait scandaleux, contraire à nos Ordonnances, et empêche même l’instruction desdits esclaves à la foi chrétienne, par la raison que, lorsqu’ils viennent au service divin, ils sont pleins de vin et eau-de-vie, et par conséquent hors d’état de recevoir aucune instruction » (Code de la Guyane 1826, 52). Un règlement colonial du 1er janvier 1696 défend explicitement à « tous gargotiers, cabaretiers et gens tenant jeux de billard, de tenir leurs maisons fermées et de n’y recevoir ni souffrir aucune personne pour y boire, manger ou jouer tant au billard qu’autres jeux, les dimanches et fêtes, pendant le service divin, […] de ne donner ni vin ni eau-de-vie à aucun esclave lesdits jours de fêtes et dimanches » (Code de la Guyane 1826, 53s) – apparemment sans succès.
[84] Seuls les jésuites sont exempts, en 1720, des journées de corvée pour trente esclaves ; nonobstant, quelques habitants aisés de la colonie rachètent ces journées ou refusent totalement d’envoyer leurs esclaves (cf. Polderman 2004, 374), ainsi l’ordonnateur d’Albon « n’avait jamais donné de nègres aux travaux du roy » (Artur 2002, 518).
[85] La pratique des corvées a toujours cours dans la première moitié du XVIIIe siècle ; en 1737, on conserve « toujours […] les trois journées de corvées par tête de nègre ou de négresse […]. L’ingénieur employa d’abord ces corvées à netoyer les remparts et les fossés de la ville qu’il avait trouvés couverts d’arbres et de broussailles, et fit faire ensuitte des réparations les plus urgentes à la place […] » (Artur 2002, 475).
[86] Selon Artur (2002, 297), il « était fort naturel que les galériens, qu’on avait envoyés pour travailler aux fortifications, profitassent de toutes les occasions qui pouvaient s’offrir de recouvrer leur liberté. Les soldats étaient sans discipline, ne voyant leurs officiers qu’un moment chaque mois, aux revues, réduits à leur pain et à leur prêt en argent dont ils avaient bientôt disposé ; des habitants, en grand nombre anciens flibustiers, ne tenaient à rien, et, après avoir mangé leur buttin, soupiraient après leur ancien métier » (cf. également BNF Fonds Artur NAF 2581, f.16s).
[87] En dépit des différentes langues maternelles des esclaves et des artisans, ouvriers et galériens français, il doit exister une certaine communication entre eux. Ainsi, le gérant de l’habitation Noël nous informe : « De plus tous les noirs du mad. habitation, que nous avons hu dans ce temps là employer dans les travaux du Roy m’ont dit qu’ils avaient ouy dire par Boudet aud. Lespérance de bien châtier les noirs de notre habitation s’ils manquoient en quelque chose » (Goupy des Marets 1689, cité dans Debien 1964, 15).
[88] Il n’est pas sans importance de noter que les travaux d’édification des fortifications de Cayenne des années 1690 diminuent considérablement le nombre d’esclaves de la colonie, laissant les plantations sans main d’œuvre et rendant nécessaire le renouvellement d’une grande partie des esclaves (cf. Artur 2002, 275). Le gouverneur De La Barre lui-même se plaint qu’il avait, à la fin décembre 1689, fourni « 500 noirs tous les jours depuis sept mois », c’est-à-dire « presque tous les noirs de l’Isle » (AN C14/2/f.70) ; « In the first fifteen months, 150 slaves died at the Royal Works, or about one-eighth of the population » (Jennings 2009, 383). Le sieur Barguenon écrit à un ami dont il gère l’habitation « qu’il était déjà mort à ces travaux plus de deux cent nègres, sans parler de ceux qui étaient chaque jour chez le chirurgien pour se faire traitter des maladies et des blessures qu’il [sic] y gagnaient » (Artur 2002, 289). En 1690, les sucriers se plaignent du fait « que si on ne faisait point d’abatis cette année, toutes les habitations étaient entièrement perdues ; sur quoi le gouverneur remit les nègres, à la réserve d’un certain nombre de chaque habitation » mais cet « adoucissement cessa dès que les abatis furent faits » (Artur 2002, 289) et le sieur Barguenon « apprehendoit même qu’on ne prit tous les Negres comme on a fait, dit-il, l’année derniére. En effet il […] écrivoit au mois de Novembre suivant, qu’on avoit encore augmenté les Negres pour les travaux » (BNF Fonds Artur NAF 2581, f.11). Les « travaux durèrent encore quelques années » (Artur 2002, 294) et le nombre de décès d’esclaves fait augmenter leur prix dans la colonie en 1691 (cf. BNF Fonds Artur NAF 2581, f.16).
[89] Artur vit à Cayenne de 1736 à 1771 et possède une habitation à Rémire. Il commence à préparer son Histoire en 1744 (cf. MLF 2002b, 11 ; Polderman 2002, 19) ; pour la période précédant son arrivée, il se base sur les témoignages des habitants et des documents de l’époque. Dans la version définitive de son Histoire, Artur ne parle que d’une « longue instruction qu’on y faisait aux nègres en mauvais françois à leur portée » (Artur 2002, 320). Les raisons pour lesquelles Artur n’y emploie pas la désignation ‘creole’ nous échappent ; il change néanmoins très souvent ses propos pour la version finale de son œuvre.
[90] Hazaël-Massieux, G. (1991, 465) explique cette « dissociation entre une pastorale en créole, mais sans traces imprimées, […] et des textes publiés en français, comme la Messe en Cantiques à l’usage des Nègres que M. de Préfontaine publie à Cayenne dans la Maison rustique (1763) » par les « censures, privilèges et imprimatur préalables, occasions de conflits », que des documents en créole auraient exigés. Néanmoins, un emploi écrit du créole ne semble pas entièrement improbable en Guyane, étant donné la bonne documentation des jésuites en général, dont témoigne le père Mongin en 1682 : « Il y a environ dix ans qu’un intendant de nos îles, qui était un élève du célèbre feu M. de l’Esclaches, sur ces principes de la philosophie de son maître, composa ici une méthode pratique et raisonnée pour la conversion des nègres. J’ai trouvé depuis peu ce beau manuscrit, et je l’ai tiré de la poussière pour lui donner une place honorable dans notre bibliothèque » (Mongin 1682a/1984, 84). En outre, en 1655 déjà, le père Pelleprat décrit un certain usage écrit de langues autres que le français : « on a dressé des billets qui contiennent les principes de la foi dont on leur fait lecture ; on a même traduit en leurs langues le Pater, l’Ave, le Credo et les commandements de Dieu pour le même sujet » (Pelleprat 1655/2009, 100 ; cf. également Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 52 pour la documentation des jésuites et le chap. VIIe pour les catéchismes des colonies françaises). M.-C. Hazaël-Massieux pense que les textes religieux des jésuites tels que La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage nègre, un texte anonyme écrit sans doute dans la première moitié du XVIIIe siècle par le père Boutin ou un catéchiste formé parmi les esclaves à Saint-Domingue, nous présentent une variété de créole « largement diffusée par les missionnaires ; elle est peut-être même, grâce à eux, un peu systématisée notamment par l’écrit, et par leur apprentissage méthodique, témoignage de ce qu’ils envisagent comme un précieux moyen de communication avec les esclaves » (Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 58 ; en italiques dans l’original ; cf. id., 60).
[91] En outre, St-Quentin (1872, 195) cite un rapport militaire en créole datant de 1744, expédié, selon lui, au gouverneur d’Orvilliers par « un Indien, élève des jésuites » : Anglai pran Yapoc, yé mené mon père alé, toute blang foulkan maron danboi [Les anglais ont pris Oyapock, ils ont emmené le curé, tous les blancs ont f…ilé dans les bois ; trad. de St-Quentin]. Même si St-Quentin (1872, 194) prétend avoir lu ce document « conservé longtemps dans les archives du gouvernement », il en manque toute trace ; dans une lettre édifiante du père Fauque, le missionnaire enlevé par les Anglais, datée du 27/12/1744, il n’est question que d’« un billet qu’avoit écrit un jeune sauvage » (Fauque 1744/1841, 44) sans plus de précisions.
[92] Pour ce qui est des enfants blancs, dès 1698, ils sont tous nés dans la colonie (cf. Jennings 1998, 349).
[93] Selon Jennings (1998, 264), le récit du botaniste Barrère fait probablement référence à la fin de son séjour en Guyane vers la fin des années 1730. Il est intéressant de noter que cette période correspond à l’époque pendant laquelle les esclaves créoles dépassent largement en nombre les esclaves nés en Afrique (v. note 36) ; qui plus est, entre 1745 et 1751, il n’y a pas d’arrivée de nouveaux esclaves par bateaux négriers à Cayenne (cf. Jennings 1998, 271).
[94] Nous reprenons ici le constat de Bollée (2007b ; 2009) « Jede Kreolsprache hat ihre eigene Geschichte » [Chaque langue créole a sa propre histoire].
[95] Bollée (2007a, 109) fait le même constat pour l’île Bourbon : « On peut émettre l’hypothèse qu’à Bourbon une société d’habitation numériquement plus importante que dans les autres colonies s’est maintenue à côté de la société de plantation pendant tout le temps de l’esclavage ».
[96] Cf. par exemple les approches dans Neumann-Holzschuh/Schneider (2001), Schneider (2007) et Schon (en préparation).
[97] V. Lang (2002, 159) et Singler (2008, 336) : « [H]ow long the European portion of the population remained in the majority had a direct bearing on how closely the colony’s vernacular resembled its metropolitan counterpart or some variety thereof. As a general rule, the shorter that time period, the more ‘radical’ the creole, and the longer that period, the closer to the lexifier », Plag (2008a, 129) : « A closer analysis of the correlation between the presence of inflectional morphology and the socio-historical circumstances could generate the hypothesis that, as a general tendency, better access to the superstrate, higher motivation to learn the superstrate, or prolonged contact with the superstrate […], would lead to creole structures that are reminiscent of more advanced interlanguage stages », ainsi que Siegel (2008, 210) : « [W]e would expect both more simplified features and more transferred features in contact varieties where, for social and/or ideological reasons, there was less complete SLA ».
[98] Nous laissons de côté, dans cet article, la question de l’influence des langues africaines sur la structure du créole. Pour cette question controversée, v. par exemple Bollée (1982), Thomason/Kaufman (1991, 154), Lang (2002, 174s), Siegel (2008, 196-208) et Arends/Kouwenberg/Smith (1995, 101) : « Obviously, the more homogeneous the substrate, the better the chance of it having an impact on the creole ».
[99] Cf. Lang (2009, 73s) : « [L]a direction et la vitesse du cheminement linguistique d’un créolisateur qui part d’une langue ancestrale et arrive à un créole dépendront à tout moment de deux vecteurs, le premier correspondant au désir et besoin qu’il éprouve de communiquer avec les locuteurs de la langue de base, et le second, à son désir et au besoin qu’il éprouve de communiquer avec les autres créolisateurs. […] C’est donc plutôt au plus tard à partir du moment où ce dernier désir l’emportera sur le premier, que le parcours linguistique d’un créolisateur s’éloignera définitivement de celui d’un adulte en apprentissage de la langue de base ».
[100] D’un côté, même si les textes anciens de la Caraïbe présentent toujours une « indétermination qui règne parmi les différentes formes possibles tout au long des XVIIIe-XIXe siècles » (Hazaël-Massieux, M.-C. 2008, 410), les possessifs antéposés en sont pratiquement absents, ce que M.-C. Hazaël-Massieux (2000, 47-53 ; 2008, 410-412 ; v. id., 410 et 412 pour deux exceptions) démontre dans ses analyses d’une gamme impressionnante de documents. De l’autre côté, dans les textes anciens du créole guyanais, nous n’observons pas d’exemples d’adjectifs possessifs postposés (v. Wiesinger 2013 pour une vue d’ensemble de textes anciens choisis en créole guyanais).
[101] Déjà, G. Hazaël-Massieux (1990, 97) suggère que la Guyane et la Louisiane constituent des « aires latérales, comme dans la Romania, l’Ibérie et la Dacie, ce qui laisse attendre des témoignages de traits plus anciens que dans l’aire centrale ». Néanmoins, nous pensons que ce sont avant tout des conditions socio-historiques comparables qui pourraient avoir mené à des structures éventuellement plus proches du français, d’autant plus que la Guyane n’est pas colonisée depuis les Antilles.
[102] Selon Collomb (2006, 36), ces copies manuscrites datent de la seconde moitié du XIXe siècle ; une seconde copie largement identique mais plus ancienne se trouve à la Bibliothèque municipale de Lyon (ms. 813, f.120-201 ; cf. Verwimp 2011, 317) et a été publiée dans une orthographe modernisée par Gérard Collomb : « L’écriture ne semble pas de la main de Jean de la Mousse […] ; le texte est vraisemblablement la copie de correspondances et de rapports qui ne nous sont pas parvenus » (Collomb 2006, 36). Nonobstant, les récits du père de la Mousse « sont d’autant plus spontanés qu’à la différence des lettres édifiantes du XVIIIe siècle qu’ils préfigurent à certains égards, ses textes n’étaient pas originellement destinés à la diffusion. Ils se trouvent par conséquent relativement exempts d’arrières-pensées [sic] apologétiques » (Erikson 2008, 2).
[103] Une version de ces lettres est consultable sur microfilm au CAOM à Aix-en-Provence ; une version manuscrite se trouve aux Archives des Jésuites à Vanves, une autre à la Bibliothèque Méjanes à Aix. Dans cet article, nous citons cette dernière.
[104] La série C 14 est consultable sur microfilm aux Archives nationales de Paris et sous forme de manuscrit au CAOM à Aix-en-Provence.