lundi 17 mai 2004, par
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Dans le processus de l’évolution des langues créoles, on observe, en principe, les mêmes phénomènes de grammaticalisation que ceux observables dans d’autres langues. Etant donné que l’article défini du français a disparu en tant que catégorie grammaticale et ne subsiste que sous forme d’agglutinations, on peut poser la question de savoir si un nouvel article s’est développé à partir de particules déictiques ou déterminants démonstratifs. Guidée par le modèle théorique élaboré par N. Himmelmann sur la base de comparaisons interlinguistiques, nous examinons les contextes formels et sémantiques dans lesquels apparaissent les marqueurs nominaux sa, sa …la et -la dans des textes anciens et modernes. Pour ce qui est du mauricien, les exemples tirés de textes contemporains témoignent d’un début de grammaticalisation de -la et sa … la comme article, tandis qu’un éventuel développement du seychellois sa en article défini semble bloqué par le fait que sa …la est tombé en désuétude et sa est aujourd’hui le seul déterminant démonstratif.
1. Démonstratif et article défini
Dans la genèse des langues romanes à partir du latin, chaque changement est précédé d’une phase de coexistence de vieilles et de nouvelles formes. Par rapport au développement des langues romanes, le processus de la créolisation se distingue par une rupture partielle : nombre de catégories grammaticales se perdent pour se former de nouveau dans le développement ultérieur. L’article défini est un exemple bien connu : l’article français ne subsiste que sous forme d’agglutinations, mais a disparu en tant que catégorie grammaticale (abstraction faite du créole réunionnais). La question que nous nous posons est de savoir s’il existe, dans les créoles mauricien et seychellois modernes, des déterminants nominaux que l’on peut classifier comme articles définis et quelles sont les étapes de leur développement.
Nous utilisons comme cadre théorique de notre recherche les travaux de Nikolaus Himmelmann (1997, 2001), basés, entre autres, sur Greenberg 1978. Selon notre hypothèse, partagée par d’autres chercheurs, le développement d’un article défini en créole suit un canal de grammaticalisation qui a pour point de départ le pronom démonstratif, en l’occurrence ça ou ça ... là (Chaudenson 1974 : 969-971). Comme on sait, ce canal de grammaticalisation s’observe dans la diachronie de beaucoup de langues et nous disposons de descriptions relativement précises de ses étapes.
2. Le canal de grammaticalisation démonstratif → article
Les étapes du développement d’un pronom démonstratif vers un article défini – qui d’ailleurs n’existe que dans peu de langues – ont été décrites par Lehmann (1982 : 57 et 1995 : 37-39) de la manière suivante (Himmelmann 1997 : 23) :
L’étape essentielle, on s’en doute, est le pas du « demonstrative determiner » (déterminant démonstratif) vers le « weakly demonstrative definite determiner » (déterminant défini faiblement démonstratif), qui est l’antécédent de l’article défini. Dans la littérature sur les démonstratifs créoles, on trouve parfois des observations qui vont dans ce sens, par exemple dans l’analyse de Robert Chaudenson qui suit son édition des textes anciens, où il précise au sujet des démonstratifs en CrRod et CrSey :
Rodriguais : sa ... la, sa ..., ... la (valeur démonstrative affaiblie, semble-t-il) équivaut à l’article défini français : « zom la avek fam la fin zouind » (l’homme et la femme se sont rencontrés).
Seychellois : sa ... (parfois la valeur démonstrative est très affaiblie ; valeur d’article défini comme « ... la » en rodriguais) (1981 : 182 ; cf. Bollée 1977 : 36-37 pour le CrSey).
La description de Greenberg, Lehmann et autres pose problème, d’une part, parce que la notion d’affaiblissement sémantique est relativement vague, et d’autre part, parce qu’elle ne tient compte que d’un seul élément, le déterminant. Pourtant, le développement du déterminant ne se produit pas isolément, mais dans le contexte du syntagme nominal. Pour cette raison, Himmelmann propose une nouvelle analyse qui, elle, prend en considération les constructions dans lesquelles les grammèmes sont employés. Le processsus de grammaticalisation est considéré comme « Ausweitung des Gebrauchskontextes », comme extension des contextes d’usage. Le canal de grammaticalisation n’est pas conçu comme suite de catégories grammaticales (v. le schéma de Lehmann / Himmelmann), mais comme suite de contextes dans lesquels l’élément grammatical est utilisé.
Notre démarche méthodique, guidée par le modèle que Himmelmann a développé sur la base de comparaisons interlinguistiques, est de présenter d’abord la typologie des contextes du démonstratif et de l’article défini qui permettra ensuite de décider si les grammèmes sa, sa ... la ou -la en CrMau et CrSey peuvent être classés comme démonstratifs ou articles définis.
3. Identification de l’article défini
Selon Himmelmann (2001 : 832-833), les critères formels (morphosyntaxiques) et sémantiques suivants peuvent servir à l’identification d’articles :
Les articles sont des éléments grammaticaux qui n’apparaissent que dans des syntagmes nominaux (« occur only in nominal expressions »).
Leur position est fixe, à droite ou à gauche du nom (« either to the left or to the right of a noun but not alternatively on either side »).
Les articles sont obligatoires dans certains contextes grammaticaux (« in grammatically definable contexts »), par exemple l’expression du superlatif (le plus grand chanteur) ou les constructions avec proposition complétive (le fait qu’il a perdu le jeu), v. infra.
Dans les langues qui possèdent un article défini ou spécifique, les noms comptables dans la position d’argument central (core argument position) ne peuvent être utilisés sans marqueur de définitude ou de spécificité.
Par contre, la fréquence textuelle n’est pas un critère probant, bien que les articles soient sans aucun doute des morphèmes de haute fréquence. L’augmentation de la fréquence d’un démonstratif ou d’un numéral dans un état de langue comparé à l’état précédent ne suffit pas pour prouver que l’élément en question est devenu un article.
Plus importants que ces critères formels sont, bien sûr, les critères sémantiques. Himmelmann (1997 : 35-39 ; 2001 : 833-834) propose une grille pour l’identification sémantique de démonstratifs et d’articles définis.
A. Démonstratifs
D’abord, il décrit quatre contextes dans lesquels les démonstratifs peuvent être utilisés dans toutes les langues :
(1) Situational use (usage situationnel), référence à une entité présente dans la situation communicative ; cet usage implique un centre déictique :
This guy behind you waits to get back to his seat.
CrSey Sa boug deryer ou pe atann pour retourn dan son plas.(2) Discourse-deictic use (usage déictique-discursif), référence à des propositions ou des évènements :
... and that’s the end of that story (référence à une section du discours qui précède)
... CrSey e sa lafen sa zistwar(3) Tracking (anaphoric) use (usage anaphorique)
... and a man comes along with a goat and this goat obviously is interested in the pears
CrSey epi en zonm pe vini ek en sev e evidaman sa sev i enterese ek sa pwar(4) Recognitional use, anamnestischer Gebrauch (usage anamnestique [1]), référence au savoir partagé des interlocuteurs :
(a) those dusty kind of hills that they have out here by Stockton and all
(b) hitting on one of those bounce-back things, you know, the little thing that had elastic, and it has a ball
CrMau si dizon mo frér mo bane fami si zot pran kanpman la [...] lér la zot invit nu lér la nu al ek zot (Ludwig et al. 2000 : 210) ‘si par exemple mon frère, ma famille, s’ils louent une villa à la mer, alors il nous invitent et nous allons chez eux’
Les référents précédés de those ainsi que kanpman la n’ont pas été mentionnés auparavant. Pour l’identification par l’interlocuteur, le locuteur présuppose un savoir partagé avec lui. Dans le contexte de l’exemple mauricien, il était question de distractions et quand la dame qui parle mentionne kanpman la, son interlocuteur mauricien sait tout de suite de quoi il s’agit (dans la traduction française, l’article indéfini s’impose). Assez souvent pourtant, le savoir partagé doit être « activé », dans l’exemple (a) par une proposition relative (that they have out here...). Dans l’exemple (b) le locuteur a lui-même des difficultés à activer sa mémoire, le mot (paddle-ball) lui échappe, il fait donc appel au savoir de l’intercoluteur (you know) en donnant une vague description de l’objet.
B. Article défini
Pour ce qui est de l’article défini, il partage deux contextes avec le démonstratif :
(5) Usage situationnel (le référent est présent dans la situation communicative) :Les usages sous (5) et (6) sont décrits comme « pragmatische Definitheit » (définitude pragmatique) par Himmelmann (1997 : 38) ; dans ces cas, nous l’avons vu, le démonstratif est également possible (en principe). Dans d’autres contextes, il s’agit de ce que Himmelmann appelle « semantische Definitheit » (définitude sémantique) ; dans ces contextes, le démonstratif n’est pas possible :
Passe-moi le sel , s’il te plaît.(6) Usage anaphorique (le référent a été mentionné dans le discours / le texte qui précède) :
A man comes along with a goat, and the goat obviously is interested in the pears.
But the man...
(7a) Larger situation use (usage situationnel étendu), le référent est universellement connu ou du moins connu par la communauté linguistique :Dans ces cas, en anglais (français, allemand), l’article défini est de rigueur. On peut y ajouter :
le soleil, la terre, the Queen
(7b) Generic use (usage générique)De même, l’article défini et non le démonstratif doit être employé dans ce que Himmelmann appelle associative-anaphoric use et Weinrich (1976 : 197) Regel des Rahmens (règle du cadre) :
The horse is a useful animal. Le cheval est un animal utile.(8) Associative-anaphoric use (usage anaphorique-associatif)
The man drove past our house in a car. The exhaust fumes were terribleLe référent n’a pas été mentionné avant, mais il appartient au « cadre sémantique » établi dans le contexte : les gaz d’échappement sont définis par la sémantique de car ‘voiture’ et dans l’exemple mauricien, le prix fait partie de la transaction commerciale (qui n’a pas lieu).
CrMau Planter limon Rodrig desann montayn ar zot limon. Bato vini. Komersan Moris na pa aste. Li atann. Pri la tro ot pu li (Labrez 11) ‘Les planteurs de limons de Rodrigues descendent de la montagne avec leurs limons. Le bateau arrive. Le commerçant de Maurice n’achète pas. Il attend. Le prix est trop élevé pour lui.’
(9) Définitude sémantiqueIl y a d’autres contextes de définitude sémantique, où celle-ci est établie par une proposition relative, une proposition complétive, un attribut, un superlatif ou un nombre ordinal :
Latin tardif : In loco autem illo quo beatus martyr percussus est fons habetur (Himmelmann 1997 : 96)Dans tous les cas de définitude sémantique, l’article défini est obligatoire. On peut donc considérer un grammème qui apparaît dans de tels contextes comme article défini. En d’autres termes, une grammaticalisation avancée du démonstratif créole devrait se manifester par l’emploi dans des contextes du type (7) à (9).
... the fact that there is so much life on earth
the beginning of the war, le poids de la voiture
the colour red, the fastest person to sail to America
le premier, le dixième
4. Les déterminants dans les vieux textes
4.1. Les déterminants dans les textes du XVIIIe et XIXe siècle
Nous possédons des textes en CrMau à partir de 1734, les premiers n’étant cependant pas des textes à proprement parler mais de courtes phrases, citations de témoignages en justice ou dans des récits de voyageurs. Ces textes présentent pour le déterminant démonstratif les variantes ça ... là et ...là (Chaudenson 1981 : 181) :
[1] ça blanc là li beaucoup malin (1749, Chaudenson 1981 : 77)
‘ce blanc-là est très malin’
Pardonne moy, Monsieur, moy n’apa été batté ça Blanc là (1779, ibid. : 78)
‘Pardonnez-moi, Monsieur, je n’ai pas battu ce Blanc-là’
A v’la mo arrive bord la rivière là (Freycinet 1818, Syea 1996 : 181)
‘Me voilà qui arrive au bord de cette rivière-là’
Syea considère l’emploi indépendant de la postposé comme innovation, ce qui ne peut guère être prouvé parce que la documentation avant le texte de Freycinet (écrit en 1818, publié en 1827), où cette variante apparaît pour la première fois, est très lacunaire. Le FEW (4, 550a) enregistre des déterminants le ... ci, le ... là ‘ce, cette’ dans des dialectes d’oïl, qui peuvent avoir existé dans le français colonial et servi de modèle pour le -la démonstratif postposé, qui peut également être rapproché du -là déictique [2]. Une autre « innovation » attestée dans le texte de Freycinet et qui, d’après Syea, n’aurait pas d’équivalent dans la langue de base, est l’occurrence de -la à la fin du syntagme nominal :
[2] premier zour ça mois qui vini là (1818, Syea 1996 : 182)Pourtant, l’emploi analogue du déictique là est bien attesté dans le français québécois :
‘le premier jour du mois qui vient’
[3] ... je veux dire un Français là qui va avoir un ... un accent pis eh ... qui parle bien là, c’est beau ; ... pas l’accent français mais le français qu’on parle bien là (Bollée 1993 : 146-147 ; cf. Wiesmath 2003).
En tout, trois variantes du démonstratif sont attestées en CrMau dans les textes anciens : ça, ça ... la et -la (Chaudenson 1981 : 181) ; selon Syea, au XIXe siècle il n’y en aurait eu que deux : « two different ways of marking an entity as definite and specific », à savoir ça ... la et -la (Syea 1996 : 184). Ceci est inexact parce que ça seul est également attesté, bien que beaucoup plus rarement que les autres variantes. En ce qui concerne le sens de ces marqueurs, l’analyse de Syea ne va pas au-delà de la brève explication que nous venons de citer. Pour ce qui est du CrMau moderne, il s’exprime de la manière suivante : « In modern Mau, as in several other French-based creoles (Reunion Creole excepted), definiteness is marked by la , which occurs postposed to nouns ». Il cite comme exemples liv la ‘the book’, diri la ‘the rice’ et dilo la ‘the water’ (1996 : 173). On peut donc émettre l’hypothèse suivante : des trois variantes, sa et sa ... la gardent la fonction de démonstratif, tandis que -la postposé est entré dans un canal de grammaticalisation dans la direction d’un article défini.
4.2. Les déterminants dans Baissac 1880 et 1888
Dans sa grammaire du « patois créole mauricien » de 1880, Charles Baissac fait état d’un démonstratif ça et ajoute « D’ordinaire le substantif est suivi de la particule confirmative là » : ça fanme là, ça boute là (1880 : 13). La « particule confirmative là » est illustrée avec les tours Hé vous là ‘Hé vous !’ et Avlà li là ‘Le voilà’ (1880 : 69) ; en outre Baissac cite « là ou plutôt làbas » parmi les adverbes de lieu (1880 : 64). L’adverbe ainsi que la « particule confirmative » que l’on ferait sans doute mieux d’appeler particule déictique, apparaissent fréquemment dans les textes anciens (ainsi que dans les textes modernes) :
[4] més moi là qui té gagne néque éne çatte...Baissac ne mentionne pas que -là seul peut également avoir une valeur démonstrative.
‘mais moi-là, je n’ai eu qu’un chat’ (Chaudenson 1981 : 134-135)
Côment li té encore plaigne là, çatte té dourmi enbas lilit
‘Comme il était encore à se plaindre, le chat était couché sous le lit’ (134-135)
menti ça qui mon té dire vous éne zour la ? (140)
‘était-ce un mensonge ce que je vous ai dit un jour ?’ (140-141)
[5] LéRoi passé, li guéte bitation là, li dire ça noirs qui aprés casse maïe… [3] ‘Le Roi passe, il regarde cette habitation-là, il dit à ces noirs qui sont à cueillir le maïs...’ (138-9)
[6] Ti iéna éne fois éne vié blanc... Éne zour ça vié bonhomme là li gagne grand malad...
‘Il y avait une fois un vieux blanc... Un jour ce vieillard-là eut une grande maladie...’ (134-135)
[7] Lhère zautes tourne dans cimiquiére, pitit là qui té gagne çatte…
‘Quand ils reviennent du cimetière, le plus jeune qui avait eu le chat...’ (134-135)
Li améne perdrix là lacase léRoi ‘Il porte cette perdrix à la maison du Roi’ (136-137)
Dans Z’histoire éne çatte qui té éna botes (Chaudenson 1981 : 134-140), ça dans la fonction de déterminant démonstratif est attesté une fois, -la sept fois et ça ... là 17 fois. Dans tous les cas, les trois variantes marquent la définitude pragmatique ; une différence sémantique entre ça ... là et -là n’est pas perceptible. Ce dernier se trouve dans des contextes du type :
usage situationnel (5)
[8] li [le chat] dire li : « Tire tout vous linze, ente dans dileau. » So méte dir li : « Qui fére ente dans dileau frés là ! » ‘le chat lui dit : « Retirez tous vos habits, entrez dans l’eau. » Son maître lui dit : « Pourquoi entrer dans cette eau froide-là ? »’ (136-137)
usage anaphorique (3 / 6) :
[9] Li amène perdrix là lacase leRoi ‘Il porte cette perdrix à la maison du Roi’ (136-137 ; la perdrix avait été attrapée dans la phrase précédente)
[10] LéRoi passé, li guéte bitation là, li dire ça noirs qui aprés casse maïe : « Pour qui blanc ça maman bitation là ? » ‘Le Roi passe, il regarde cette habitation-là, il dit à ces noirs qui sont à cueillir le maïs : « Pour quel blanc cette grande habitation-là ? »’ (138-139 ; la bitation avait été introduite dans le paragraphe précédent)
Nous n’avons pas trouvé d’attestation de -la postposé où l’interprétation comme article défini s’impose, autrement dit, il n’apparaît jamais dans les contextes décrits par Himmelmann où seul l’article défini est possible. Dans des contextes du type (9), le nom reste non-marqué (marque zéro) :
[11] Li alle drétte lacase léRoi ‘il va droit à la maison du Roi’ (134-135)
Avlà coment li dicende léscalier, enbas peron lavarangue li trouve éne bélebéle carosse... ‘Voilà comme il descend l’escalier, au bas du perron de la varangue il voit un superbe carrossse...’ (136-137)
La plupart des noms dont la définitude est hors de doute et qui, dans des langues qui possèdent un article défini – comme par exemple le français (moderne) – sont accompagnés de l’article défini, portent la marque zéro dans les contes de Baissac, par exemple les protagonistes des histoires :
[12] Lhére zautes fine allé, çatte sourti enbas lilit ...
‘Quand il sont partis, le chat sort de dessous le lit…’ (134-135)
Çatte méte so botes, li prend son sac ...
‘Le chat met ses bottes, il prend son sac…’ (134-135)
[13] Ti éna éne fois éne grand léroi qui ti reste dans éne grand lacase. [...] Ene zour, léroi mazine maziné qui li a capab faire pour gagne dileau. Ene coup là li appelle çouval li dire li coume ça... ‘Il y avait une fois un grand roi qui habitait une belle maison. [...] Un jour, le roi songeait à ce qu’il pourrait bien faire pour avoir de l’eau. Soudain, il appelle le cheval et lui dit...’ (Baissac 1888 : 16-17)
Après avoir parcouru également d’autres textes publiés dans Baissac 1888, force nous est de conclure que vers la fin du XIXe siècle, le CrMau ne possède que des déterminants démonstratifs ; un début de grammaticalisation vers un article défini n’est pas perceptible.
5. Les déterminants en mauricien moderne
5.1. Les déterminants dans un texte oral
Pour le CrMau moderne, nous avons analysé deux textes : le premier est un texte oral du Corpus créole publié par Ralph Ludwig et al. (2001), un entretien informel enregistré en 1988 entre deux locuteurs qui, pour la publication, ont préféré l’anonymat. Il s’agit d’un jeune homme (notre collègue et ami Didier de Robillard) et d’une dame « créole » de cinquante ans environ, l’ancienne bonne d’enfant du jeune homme. Ils parlent du « temps longtemps » (létan-lontan) et la dame compare l’époque de son enfance à l’époque actuelle. On trouve dans la transcription (qui comporte 18 pages) onze emplois de sa ... la, tous à ranger dans les catégories (1) à (4) de la typologie de Himmelmann, la plupart dans la catégorie 3 ; par exemple (A = jeune homme ; R = dame créole) :
[14] A demande : ‘Mais vous ne vous souvenez pas de rites traditionnels, comme de gestes rituels à accomplir...’ (223)
R : ... mo pa fine okip sa mwa mo pa tro koné sa bane zafér kumsa la parski... ‘… je n’ai jamais bien été au courant de ces choses-là […] je n’y connais rien, parce que… (206, 223 ; type 3)
[15] La dame parle des salaires d’autrefois sur lesquels son interlocuteur est au courant :
R : ... mé alors koman u vini u géj sa kas-la lontan ti fér li séz rupi diz-set [sic] rupi ‘… mais alors, comme on touchait notre salaire, ça faisait seize ou dix-sept roupies’ (213-214, 229 ; type 4)
Il y a huit attestations de -la seul, dont la plupart représentent l’usage anaphorique, (3) si on l’analyse comme démonstratif, (6) si on l’analyse comme article défini :
[16] R (en parlant de son frère) : kot li travay [...] sipa dans [sic] én soz kamjon li travay lor kamjon la li rès ék li ‘[il est allé habiter] là où il travaillait [...] je crois dans un truc de camion, il travaillait dans des camions et il habitait là-bas’ (212, 228 ; type 3/6)
[17] R : nu pu manz manejok . nu al/nu sorti travay nu manz manejok é manejok la nu pu manz li dan simen mém ‘on mangeait du manioc. on allait/ on rentrait du travail, on mangeait du manioc, et le manioc on le mangeait en chemin’ (211, 227 ; type 3/6)
Il n’y a que deux cas où l’on peut suggérer une interprétation anaphorique-associative (type 8) qui est caractéristique de l’article défini :
[18] R : koman nu rantré nu nék tir nu linz travaj lor nu°pas én rob vjé-vjé rob la °al kaskad al sérs dibwa°lér vini tanto nék rantré . kYi manzé-la ‘comme on rentrait, on enlevait notre tenue de travail, on passait une robe, la vieille robe usagée, on partait pour la cascade, pour aller ramasser du bois. Quand on rentrait l’après-midi, je préparais le repas’ (211 [4], 227).
Quelle conclusion peut-on tirer de l’analyse de ce texte ? Entre les contes de Baissac 1880 / 1888 et l’entretien de 1988, les choses ne semblent guère avoir bougé. A la rigueur, on peut voir dans les deux derniers exemples un début de grammaticalisation, mais évidemment, avant d’en être certain, d’autres recherches s’imposent.
5.2. Les déterminants dans un texte écrit
Le deuxième texte (dont nous avons dépouillé une dizaine de pages) est le programme du parti politique Lalit, intitulé Labrez, paru en 1983. Le dépouillement a produit 25 exemples de sa ... la, trois de sa seul et neuf de -la postposé. Comme il fallait s’y attendre, la plupart des attestations sont à ranger dans les catégories (3) ou (6), il s’agit de définitude pragmatique :
[19] Ena lamizer. Ena sufrans bann dimunn pli feb. Ena izolasyon. Ena dezespwar. An kontras avek sa lamizer-la, ena larises egzazere. (9) ‘Il y a la misère. Il y a la souffrance des gens plus faibles. Il y a l’isolation. Il y a le désespoir. Par contraste avec cette misère, il y a la richesse exagérée.’
[20] Bann solisyon ki sorti depi sa bann lanaliz e konsepsyon lor devlopman-la (51 ; les lanaliz e konseposyon avaient été mentionnés avant) ‘Les solutions qui découlent de ces analyses et conceptions du développement.’
Mais dans deux cas, sa ... la marque une définitude sémantique et apparaît dans des contextes typiques de l’article défini :
[21] Dan trwazyem morso [sc. la troisième section de la brochure], nu get bann dinamik ki ena dan natir sosyete-mem, ki depas politik reformis. Sa bann dinamik ki amenn progre-la, zot sirtu lalit ant bann klas... (9, type 9, définitude établie par une proposition relative) ‘Dans la troisième section nous regardons les dynamiques qui résident dans la nature de la société elle-même et qui dépassent la politique réformiste. Ces dynamiques qui amènent le progrès sont avant tout la lutte entre les classes…’Le dernier exemple est a rapprocher du précédent où trwazyem morso n’est pas entouré de sa ... la.
[22] ... e dan sa katriem morso-la (10, type 9, définitude établie par un nombre ordinal) ‘dans la quatrième section’.
Des trois exemples avec sa seul, deux appartiennent au type (3) et un au type (9) :
[23] Kan bann parti politik kuma MMM, MSM ubyin Parti Travayis mal-konpran sa bann dinamik ek zot artikilasyon (10, type 3 ; il était question des bann dinamik dans le paragraphe précédent) ‘Quand les partis politiquescomme MMM,  MSM ou le Parti Travailliste comprennent mal ces dynamiques et leur articulation’
[24] Nu parti, ‘LALIT’, ki so limportans dan sa lalit ki klas travayer pe amene ? (9, type 9) ‘Notre parti, LALIT, quelle est son importance dans la lutte que mène la classe ouvrière ?’
Pour ce qui est des neuf exemples de -la seul, trois semblent avoir franchi le seuil entre démonstratif et article défini :
[25] Planter limon Rodrig desann montayn ar zot limon. Bato vini. Komersan Moris na pa aste. Li atann. Pri la tro ot pu li (11, type 8) ‘Les planteurs de limons de Rodrigues descendent de la montagne avec leurs limons. Le commerçant de Maurice n’achète pas. Il attend. Le prix est trop élevé pour lui.’
[26] Nu truv larises egzazere. [...] E kot zot larises sorti ? Dan travay, pa zot travay ! Dan travay laklas travayer. Me, patron-la, li kontrol tu, li. Li desid tu (13, type 8) ‘Nous voyons la richesse exagérée. […] Et d’où vient leur richesse ? Du travail, mais pas de leur travail. Du travail de la classe ouvrière. Mais le patron contrôle tout. Il décide tout.’
[27] Laburer rint so kadab anba soley pu fer disik pei-la (12, type 7)
‘L’ouvrier s’éreinte pour faire le sucre du pays’.
Si ces exemples témoignent d’un début de grammaticalisation, il faut tenir compte du fait que ce phénomène s’observe actuellement pour deux variantes du déterminant démonstratif, -la et sa ... la, ce qui semble assez étrange. En tout cas, les syntagmes nominaux avec marqueur zéro sont beaucoup plus nombreux que ceux avec sa ... la, -la ou sa, par exemple (cf. aussi les exemples 19, 21, 24 à 27 supra) :
[28] Lamas dimun dan Moris pe sufer. Lamas dimun bizin lite pu viv. Pena lwin pu gete. Kan bann peser pa kapav sorti, lamer move, zot pa gayn ase larzan pu viv. Zot riske lamor kan lamer move, zot nwaye. Sosyete Moris dir : « Malsans ar zot ! » (11) ‘La masse des gens à Maurice souffre. La masse des gens doit lutter pour vivre. On n’a pas besoin de chercher loin. Quand les pêcheurs ne peuvent pas sortir parce que la mer est mauvaise, ils ne gagnent pas assez d’argent pour vivre. Ils risquent la mort quand la mer est mauvaise, ils se noient. La société mauricienne dit : « Malchance pour eux ! »6. Les déterminants en seychellois
[29] ... ça fômaze y senti bon (10) ‘ce fromage sent bon’
mo capab vine gros coma ça bef là (11) ‘je peux devenir gros comme ce bœuf-là’
ou du type 3/6 (usage anaphorique) :
[30] en p’tit mouton ti après boire [...] L’hère y ouar ça p’tit mouton là... (18) ‘un agneau était en train de boire […] Quand il voit cet agneau-là’
Loulou là ti calquile mal... (13 ; fable du loup et du chien) ‘Le loup calcula mal’
Il n’y a que deux exemples de définitude sémantique, à savoir du type 9 (définitude établie par une proposition relative) :
[31] Moi mème qui ti çanté zoû qui ou ti bien dansé là (11)Le rat de ville et le rat des champs commencent leur repas avec la soupe, dont il n’était pas question avant, mais on sait que la soupe se mange comme entrée.
‘C’est moi qui chantait le jour quand vous avez dansé’
et du type 8 (usage anaphorique-associatif) :
[32] Comma zot après èque la soupe là (17) ‘quand ils mangeaient la soupe’
On pourrait voir dans ces deux exemples un début de grammaticalisation de -la postposé comme article défini ; pourtant, ce début n’as pas eu de suite. Dans tous les textes modernes, sa... la et -la n’apparaissent plus ; le démonstratifsa a été généralisé. Dans les neuf pages de la transcription des nouvelles radiophoniques dans Ludwig et al. 2001 (286-294), sa apparaît 38 fois. Il est vrai qu’il peut dans beaucoup de cas (environ la moitié), être considéré comme l’équivalent de l’article défini français (cf. Bollée 1977 : 36), autrement dit, il remplit très souvent la fonction anaphorique (type 3 / 6), par exemple :
[33] lotorite por Sengapour°in anpes en bato°antre dans son por° akoz i annan rapor ki sa bato i ti pe transport en kargo restan prodwi°endistryel [...] group lanvironnman°in defann sa bato desarz sa bann restan prodwi... (293) ‘Les autorités du port de Singapour ont empêché un bateau d’entrer dans le port parce qu’il y avait un rapport que ce bateau transportait une cargaison de déchets industriels […] un groupe d’écologistes a défendu à ce bateau de décharger ces déchets industriels…’Il n’y a que trois exemples de définitude sémantique avec des contextes du type 9, dont deux avec une proposition relative :
[34] prezidan FRANCE ALBERT RENÉ i dir°ki i espere kontinyen kolabor avec premye minis kanadyen°pou amelyor plis sa bon relasyon lanmitye et korperasyon°ki deza egziste ant le de pei°e le de [5] pep (288) ‘Le président France Albert René a dit qu’il espère continuer de collaborer avec le Premier ministre canadien afin d’améliorer les bonnes relations d’amitié et de coopération qui existent déjà entre les deux pays et les deux peuples.’ lazans nouvel irannyen i dir°ki orizinalman°ti devret annan san kenz Irakyen ki ti devret retourn Bagdad [...]sa avyon ki pe anmenn sa senkantde Irakyen°pou retournen°Iran°plitar ozordi… (291) ‘l’agence de presse iranienne a dit qu’à l’origine il devrait y avoir 115 Iraquiens qui auraient dû retourner à Bagdad […] l’avion qui amène les 52 Iraquiens retournera en Iran plus tard dans la journée.’Dans le troisième cas, la définitude sémantique est obtenue par un attribut :
[35] prezidan sid afriken msye Bota°ti’n retir santans lanmor lo sa sis prizonnyen afriken°mye koni koman SHARPVILLE SIX (289) ‘le président sud-africain M. Botha a supprimé la peine de mort à laquelle étaient condamnés les six prisonniers africains mieux connus sous le nom de SHARPVILLE SIX’.
Comme le montrent les exemples [33] à [35], dans beaucoup de cas où un article défini serait employé en français, le nom reste non-marqué. Si on compare le texte créole avec sa traduction française, on constate que dans environ cinq cas sur six, l’article en français correspond à la marque zéro en créole ; pour en donner un autre exemple :
[36] ... ti annan en resepsyon yer swar°pour bann delege miting zofisye sinyor COMMONWEALTH .. sa resepsyon ki ti organize par gouvernman Sesel°ti fer dan zarden STATE HOUSE . i ti osi donn sa bann delege sans°pour rankontre e diskit avek bann zofisye sinyor gouvernman avek parti°osi byen ki manm kor diplomatik [...] bann envite [...] ti ganny sans osi apresye lanmizik e ladans tradisyonel Sesel... (288)
‘Une réception a eu lieu hier soir pour les délégués du meeting des officiers supérieurs du COMMONWEALTH .. La réception qui était organisée par le gouvernement des Seychelles avait lieu dans le jardin du STATE HOUSE . Elle donnait aux délégués l’occasion de rencontrer et discuter avec les fonctionnaires supérieurs du gouvernement et du parti ainsi qu’avec les membres du corps diplomatique [...] Les invités avaient également l’occasion d’apprécier la musique et les danses traditionnelles des Seychelles...’
Force nous est de constater que le CrSey actuel ne possède pas d’article défini et il nous semble qu’un éventuel développement de sa en article défini soit bloqué par le fait que sa est le seul déterminant démonstratif.
Bibliographie
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[1] Le terme « anamnestisch » a été proposé par Bühler (1934 : 309).
[2] Cf. Ludwig / Pfänder 2003 et Wiesmath 2003.
[3] Dans le paragraphe précédent, l’auteur avait introduit éne bande noirs qui aprés casse maïe ; ils sont repris avec Tout ça noirs là dans la phrase qui précède la citation. Il s’agit donc d’un usage anaphorique (définitude pragmatique).
[4] Le symbole « ° » est utilisé « lorsque le locuteur signale – par des moyens suprasegmentaux – une segmentation, qu’elle corresponde à la logique morphosyntaxique ou non » (Ludwig et al. 2001 : 24).
[5] La particule le est utilisée dans un nombre très restreint de contextes (tou le zour, le 5 avril) et ne peut pas être interprétée comme article.