mardi 19 juin 2012, par
L’Atlas linguistique des petites Antilles (ALPA - volume 1) est paru en 2011, aux Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS). Sa réalisation est le fruit d’une division du travail qui s’explique par les hasards et les aléas des coopérations scientifiques. Si l’initiative revient à Jean Bernabé qui a également rédigé la préface, la conception de l’ouvrage, le traitement des données, le choix et l’établissement des cartes ont été du ressort de Jean Le Dû (spécialiste de dialectologie bretonne, il a formé pendant plusieurs années les étudiants du GEREC-F de l’Université des Antilles et de la Guyane à la dialectologie), avec la collaboration de l’ingénieur d’études CNRS Guylaine Brun-Trigaud. Quant à la coordination des enquêtes, elle a été effectuée par Robert Damoiseau qui a également participé à la rédaction du questionnaire.
Il fut fortement question à l’origine d’inclure la Guyane dans le réseau d’enquête, mais ce projet dut être abandonné, faute de ressources humaines et matérielles suffisantes. Une enquête cependant fut réalisée à Oiapoque (ville créolophone du Brésil, sur le fleuve Oyapock et limitrophe de la Guyane) et les auteurs ont tenu à en rendre compte dans l’Atlas, à titre de comparaison et pour signifier que la Guyane à elle toute seule mériterait un atlas. De même, il n’a pas été possible d’enquêter à Saint-Vincent-et-Grenadines, à la Grenade, ou dans la presqu’île de Paria à Trinidad où se trouvent encore des locuteurs de créoles français.
Fixé en fonction de l’étendue géographique, de la population de chaque île et de paramètres comme la disponibilité des enquêteurs ou des informateurs, le réseau d’enquête comprend 48 points, avec une densité moyenne de 1 point/100 km2. Les territoires qui ont fait l’objet d’enquête(s) sont les suivants : Saint-Martin (1 enquête), Saint-Barthélemy (1 enquête), La Guadeloupe (12), La Désirade (1), Marie-Galante (1), Les Saintes (2), La Dominique (8), La Martinique (12), Sainte-Lucie (8), l’Île de la Trinité (1), Oyapock (1).
Dans certaines de ces îles, le créole est très peu utilisé : ainsi selon Madjanie Leprix, l’enquêtrice de Saint-Martin, il n’y a pas lieu de parler de créole saint-martinois mais bien plutôt de la capacité de certains locuteurs (de la génération des 40/50 ans) à s’adapter au contexte « en parlant plus ou moins le créole de son interlocuteur (haïtien, guadeloupéen, martiniquais) ». La présentation qui est faite de son terrain d’enquête précise cependant, de façon quelque peu paradoxale, que le créole « standard » y ressemble beaucoup au créole guadeloupéen.
En tout, 92 personnes ont été interrogées dont une majorité d’hommes (60). Et ces témoins sont majoritairement de degré d’instruction primaire, à l’exception de ceux des ex-îles anglaises (à La Dominique, Sainte-Lucie et Trinité-et-Tobago, les témoins sont des fonctionnaires, des enseignants) et mis à part les plus jeunes des témoins interviewés ailleurs que dans ces trois îles (nés dans les années 70, ils peuvent être titulaires d’un CAP, d’un BTS ou de diplômes universitaires). On trouve pages 24-28 la liste des enquêtes, identifiées chacune par un numéro, avec l’indication du nom de l’enquêteur et de la date d’enquête (qui se sont déroulées de 2000 à 2007 : les informations sont parfois incomplètes pour la Dominique et pour les points d’enquête 6 à 9 situés en Guadeloupe, par exemple), et accompagnées de quelques éléments de la biographie de chaque témoin interrogé (date de naissance, éventuellement lieu d’origine des parents, niveau d’instruction, métier, langues pratiquées). Parmi les plus âgés des témoins interviewés (au nombre de 37, nés entre 1900 et jusque dans les années trente), on compte plusieurs analphabètes qui n’ont jamais fréquenté l’école (5 en Guadeloupe par exemple).
Le questionnaire de l’ALPA comprend, pour ce premier volume, 466 items regroupés en champs notionnels (nature, météo, plantes, fruits, animaux domestiques, animaux sauvages, le temps qui passe - le temps social, l’espace - les transports, quantités, couleurs, grammaire) qui se présentent sous la forme de groupes nominaux (« (une) goyave », « les fruits de la passion », « le cri du cochon »), de phrases simples (« mon frère élève des moutons ») ou complexes (« les oranges que je voulais te cueillir ne sont pas encore mûres) » (cf. le questionnaire, p. 331-335).
A l’exception de Robert Damoiseau (qui a réalisé l’enquête de Vieux-Fort en Guadeloupe) et de Jo-Anne Fereira (de l’University of the West Indies, qui a réalisé celle d’Oiapoque, après avoir traduit le questionnaire en portugais), les enquêteurs, nombreux, ont été des étudiants de créole de l’Université des Antilles et de la Guyane (UAG). L’enquêtrice principale – Madjanie Leprix - a réalisé à elle seule la moitié (24) des enquêtes quand 13 autres étudiants (assistés parfois de collaborateurs locaux) se sont chargés des autres enquêtes.
La cartographie, réalisée grâce aux perfectionnements apportés à un logiciel conçu pour un autre Atlas (Le Nouvel Atlas Linguistique de la Basse Bretagne), bénéficie d’un jeu de couleurs qui a permis de tracer les cartes phonétiques (cartes dites « de première génération », elles présentent les données brutes), les cartes interprétatives (ce sont des « figures » de répartition de formes lexicales ou phonétiques rendues saillantes) qui leur sont parfois associées ainsi que les commentaires (présentés sur fond de couleur différent selon le plan (lexical/ phonétique/grammatical) impliqué ; le fond blanc est employé pour donner le plus souvent des informations d’ordre encyclopédique : la lecture s’en trouve facilitée et est très agréable. Les données n’ont pas toutes été cartographiées, certaines figurant sous la forme de listes (par exemple, ALPA 39 - J’ai froid – I am cold). Les transcriptions, qui ont été faites dans tous les cas par les enquêteurs eux-mêmes, sont en Alphabet Phonétique International : elles sont « larges » avec de probables différences d’appréciation (pour les consonnes palatales par exemple, comme le signalent les auteurs p. 30). On trouve également, sur certaines cartes ou listes, des photos (d’animaux, de fruits), ainsi qu’en nombre important, des cartes miniatures de l’Atlas Linguistique de la France (ALF, 1902-1912), utilisant elles aussi la couleur, qui offrent la possibilité de comparaisons immédiates et qui permettent, sinon de situer l’origine géographique précise de certains mots ou de certaines variantes phonétiques, du moins d’en visualiser les aires d’emploi au début du XXe siècle, qui donnent vraisemblablement une bonne image de la situation des siècles antérieurs. Ainsi sur la carte ALPA 191 juillet – july, on trouve la figure 191b qui présente la répartition de –t (ALF 734. « juillet ») : les formes créoles présentant –t final se trouvent uniquement dans les îles de la Dominique et de Sainte-Lucie et à Oiapoque. Les auteurs de l’ALPA font, à propos de cette variante de type lexical, le commentaire suivant : « La carte ALF 734 « juillet » (fig. 191b) montre la présence de –t final dans les parlers de l’Ouest et le wallon, mais aussi tout près de Paris. L’aire méridionale est une aire habituelle de conservation des consonnes finales ». L’exemple de cette carte (parmi d’autres) illustre bien, avec la forme phonétique du lexème, la remarque des auteurs (p. 30) selon laquelle l’exposition « à une langue-toit autre que le français, favorise, outre les emprunts, un conservatisme du vieux fonds lexical ». Autre exemple : la carte ALPA 179 - souvent – a lot, regularly révèle la présence à La Dominique de la forme dwi (points d’enquête 25 et 23) dont des formes cognates (issues de « dru ») ont également collectées dans le Nord d’Haïti (cf. ALH carte et commentaire 184).
Une comparaison rapide avec les données de l’Atlas linguistique d’Haïti (ALH, Fattier 1998) suggère d’ores et déjà bien d’autres questionnements : il est surprenant et intéressant de constater par exemple que sur la carte ALPA 66 les désignations de l’ananas offrent le plus souvent un z- initial. C’est tout le contraire, à une exception près, pour ce qui est de l’ALH où une seule des formes enregistrées (auprès de locuteurs unilingues créolophones, il convient de le préciser) offre cette prosthèse (cf. carte et commentaire 1619).
Ce premier volume de l’ALPA compte 352 pages ; il faut souhaiter que sa publication soit rapidement suivie par celle des autres volumes, rendant ainsi accessible une grande quantité de matériaux linguistiques dont il permet la conservation. Comme il intègre en outre de nombreuses informations provenant de diverses sources, il rend possible pour un grand public une meilleure connaissance du patrimoine culturel créole de l’aire caraïbe, dans ses convergences comme dans ses divergences, dans son état présent comme dans son histoire. Avec chaque accroissement tant quantitatif que qualitatif de la documentation, on mesure à quel point les créoles ont à nous apprendre sur le changement linguistique et sur l’histoire du français, à quel point ils peuvent être conçus comme de richissimes réservoirs de données diatopiques et diastratiques portant sur les particularités du français oral, populaire et quotidien de jadis, selon le mot d’André Thibault (2012). Au delà de cette histoire, on se réjouit de voir toujours mieux documentée ce qui, d’évidence, constitue une superbe famille de langues
Références bibliographiques
Fattier Dominique, 1998, Contribution à l’étude la genèse d’un créole : l’Atlas linguistique d’Haïti, cartes et commentaires, 6 vol., ANRT.
Thibault André (éd.), 2012, Le français dans les Antilles : études linguistiques, Paris : L’Harmattan (collection Kubaba Série Grammaire et Linguistique).