mercredi 23 avril 2003, par
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Cette étude est ici reproduite avec l’accord de l’auteur et des éditions Autrement qui l’avaient d’abord fait paraître dans le volume intitulé Guadeloupe 1875-1914, les soubresauts d’une société pluri-ethnique (1994, série Mémoires, n° 28, sous la dir. de H. Levillain). Ceci explique qu’il y soit fait surtout référence, mais non exclusivement, aux Antilles. Pour autant, l’objet de l’étude était moins de relever la diversité des usages "exotiques" du mot "créole" que de constater, expliquer et dénoncer la racialisation de ses définitions, telles qu’on les trouve dans tous les dictionnaires nationaux contemporains, du plus modeste au plus érudit, tous éditeurs confondus.
"Ti-Cirique (un Haïtien lettré qui épluchait des livres, récemment installé dans une case du quartier) avait déclaré un jour qu’au vu du Larousse illustré, nous étions - en français - une communauté..."
Patrick Chamoiseau, Texaco, 1992.
Plusieurs fois dans Texaco, il est ainsi question d’un Larousse et des trouvailles qu’on y peut faire. En l’occurrence, le "marqueur de paroles" ne précise pas quel mot exactement Ti-Cirique avait recherché mais on peut être sûr que ce n’était pas le mot "créole" : celui-ci, dans la quasi totalité des dictionnaires, est présenté comme fort éloigné de la moindre idée de fraternité et d’égalité. Bien au contraire, les lexicographes, surtout en France, ont placé leurs définitions sous le signe de l’exclusion, et avec une belle unanimité. Comment et depuis quand ?
Simple question de mots ? Prendre conscience des anciennes manipulations dont le mot "créole" a été le prétexte peut n’être pas vain au regard de leur rapport avec l’évolution de la situation politique en Guadeloupe, tout particulièrement au cours des dernières années du XIX° siècle.
Les mots dans les livres.
Il ne s’agit pas d’approximations ni d’un simple travestissement du réel : il faut imaginer par exemple un Haïtien (comme Ti-Cirique), un Martiniquais, un Guadeloupéen, un Réunionnais ouvrant n’importe quel dictionnaire français au mot "créole" comme on consulte son miroir, et découvrant... le vide, ou plutôt quelqu’un d’autre à sa place. C’est du moins ce qui arrivera dans l’immense majorité des cas, question de statistique, dans le cas où c’est un "homme de couleur" comme on lit quelquefois, autrement dit un "Mulâtre", un "Métis", un "Sang-mêlé", ou carrément un "Nègre", qui tâche de répondre à cette simple question : "Qui suis-je donc, au milieu d’eux tous ?"
Créole (kré-o-l’), s. m. et f. - 1° Homme blanc, femme blanche originaire des colonies. "Un oeil noir où luisaient des regards de Créole", Victor Hugo, Les Orientales."
Tels sont le premier sens et la première citation donnés, depuis 1863, par Emile Littré, une autorité s’il en est en matière de langue. Il est inutile de multiplier les exemples : tous les dictionnaires français du XIX° siècle présentent en des termes voisins la même définition, aussi bien celui des frères Bescherelle, de Bouillet ou de l’Académie que le Grand Dictionnaire universel du XIX° siècle de Pierre Larousse, du moins dans sa partie encyclopédique [1] :
"Encycl. On donne généralement le nom de Créole à un individu de race blanche qui est né sur le continent américain ou dans les Antilles ; mais ce mot désigne plus particulièrement les personnes qui, descendant d’une race blanche, sont nées sous les tropiques, à la Louisiane, à la Guyane, aux Antilles, au Brésil et aussi à l’île Maurice et à la Réunion".
Erreur collective du XIX° siècle ? On l’a dit [2]alors qu’en fait, les dictionnaires français n’ont jamais varié : déjà en 1750, l’abbé Prévost dans son Manuel lexique, mais aussi les tout premiers dictionnaires qui accueillirent le mot (sous la graphie "criolle"), notamment ceux de Richelet (1680) et de Furetière (1690), ne mentionnent que le sens albocentrique. Cette définition est trop unanime pour qu’on puisse envisager une simple erreur, d’autant qu’elle n’a pas encore été reconnue par les auteurs de dictionnaires : tous continuent d’affirmer aujourd’hui qu’il n’est de Créoles que blancs...
Nuances .
Tout au plus, hier comme aujourd’hui, ceux des auteurs qui ont un peu de place évoquent-ils la formule "Nègre, Noir créole" , au sens de "né dans les colonies et non en Afrique", mais ils la présentent comme un régionalisme, voire comme un régionalisme sorti de l’usage. Ce sens serait second, apparu par extension. Le Trésor de la langue française, en cours de publication au C.N.R.S., et le dernier paru des Robert (le Dictionnaire historique de la langue française) confirment. Certains dictionnaires, notamment celui de L’Académie, ont dès longtemps qualifié un tel usage d’abusif ou impropre.
Or voici le point capital : le mot "créole", contrairement à tout ce qu’on vient de lire, n’a pas de connotation raciale. Ou du moins, à partir des mêmes matériaux dont disposent les auteurs de dictionnaires, il est possible de montrer le caractère arbitraire de leur présentation des Créoles. On peut en effet raconter autrement l’histoire du mot qui les désigne, évoquer autrement leur propre histoire, dans une cohérence nouvelle.
En France, on tait assez systématiquement ce qui ailleurs s’écrit en clair, par exemple en Angleterre. Là aussi, il est une tradition qui présente les Créoles comme les présentent les lexicographes français (dont les Anglais avouent souvent s’inspirer d’ailleurs), mais au moins, certains font entendre une vérité inouïe, ainsi dans l’Encyclopaedia Britannica depuis 1929 :
"En lui-même, le mot "créole" ne comporte pas de distinction de couleur : un Créole peut être une personne de souche européenne, noire ou mixte, ou même un cheval" [3].
Confirmation depuis 1933 dans The Oxford English Dictionary :
"Aux Antilles et ailleurs en Amérique, à l’île Maurice, etc. Personne née et acclimatée dans le pays, mais de race européenne (en général, espagnole ou française) ou de race noire africaine, le nom ne comportant pas de connotation de couleur et se distinguant, sur le plan de l’origine, d’une part des personnes nées en Europe (ou en Afrique), d’autre part des aborigènes. [...] "Il y a des Blancs créoles, des Nègres créoles, des chevaux créoles, etc., et les Blancs créoles sont, entre tous, les plus désireux d’être reconnus de pur sang blanc" (J.M. Ludlow, Histoire des Etats-Unis, 1862 [4].
Certes cette acception non raciale du mot "créole" est présentée comme propre aux Antilles et autres parties de l’Amérique, à l’île Maurice, etc., il n’empêche qu’elle est évoquée, et non pas comme une faute : le sens "creole = white" s’est imposé en fait, question d’usage, mais rien en droit n’aurait empêché le sens noir de devenir la règle. On dira l’importance de cette distinction.
Zones d’ombre.
Les origines du mot peuvent-elles nous éclairer ? Emile Littré, Pierre Larousse avouent leur ignorance ou leurs doutes, multiplient les "peut-être", les "il semble", usent du conditionnel. Littré envisage entre autres une origine caraïbe. Wartburg s’est abstenu de traiter le mot. Dans ce domaine, tout a été dit, y compris le plus extraordinaire. En introduction à son dernier livre, Des îles, des hommes, des langues (L’Harmattan, 1992), Robert Chaudenson évoque diverses étymologies franchement délirantes. Souvent, le ton est d’autant plus péremptoire que le propos est moins sûr.
Il serait aisé de remarquer comme les ouvrages les plus sérieux posent problème : tantôt ils partent d’un mot espagnol "criollo" désignant un Espagnol né et installé aux colonies, tantôt du mot portugais "crioulo" (qu’auraient emprunté les Espagnols pour leur "criollo") signifiant "Métis, Noir né au Brésil", sans jamais qu’un début d’explication soit donné à cette inversion radicale de la couleur, du noir (sens en portugais) au blanc (sens en espagnol).
Ou bien ils affirment que le "crioulo" portugais a d’abord désigné, entre autres,... des poules "nées et élevées dans la maison" (par opposition à des poules achetées au dehors), puis un "serviteur qui est dans la maison depuis son enfance". Jadis, de l’animal domestique au serviteur, la distance n’était pas considérée comme immense, là n’est pas le problème, mais ce même mot, en devenant espagnol, aurait ensuite désigné le colon, le maître ? L’ascension sociale est aussi fulgurante qu’inexpliquée.
Devant tant de zones d’ombre, la tentation est grande - les auteurs de l’Eloge de la créolité y cèdent - de ne pas perdre son temps avec cette question d’origine : "L’étymologie est, comme chacun sait, un terrain miné et donc peu sûr. Il n’est donc nul besoin de s’y référer pour aborder l’idée de créolité". Peut-être, sauf à trouver dans l’observation des diverses étymologies proposées ce qui justifie une telle sévérité. Le résultat peut aussi être la découverte d’une cohérence significative là où l’on n’avait vu que rêveries d’irresponsables.
Autre fait troublant, le mot "créole" désignerait, s’il fallait en croire les lexicographes, d’une part des Blancs, exclusivement, d’autre part la "langue parlée par les Noirs" [5]. Par eux seuls ? Pas par les Métis ? Pas ou plus par les "Blancs Pays" ? Dans un Larousse de 1924, on lisait encore : "patois des Nègres aux colonies". Le Nouveau Larousse illustré (1902) était moins exclusif mais ne prenait pas davantage le créole au sérieux : "Créole, n. m. Langage que parlent les Noirs des colonies et les Créoles dans leurs rapports avec les Noirs ou par manière de plaisanterie".
Seule la racialisation du concept oblige à de semblables contradictions. A l’inverse, le sens fondé sur l’histoire de chacun (être Créole, c’est être né et avoir grandi ici, quels que soient le lieu de naissance et la "race" des ascendants) permet de rendre compte de l’usage du mot pour les gens comme pour les poules, pour les serviteurs comme pour les maîtres, pour les Blancs comme pour tous. La démarche des lexicographes aurait été scientifique, ils auraient admis comme possible ou probable cette acception porteuse d’unité [6]. Force est d’admettre qu’une cohérence autre les a amenés, eux et leur public, à admettre le sens restrictif dans lequel ils s’enferment [7]. De quel ordre cette cohérence ?
Les mots dans l’histoire.
Première explication, assez évidente : la question raciale, aux siècles passés, et particulièrement au XIX° siècle, était au cœur de toute réflexion sur l’homme. Le racisme, quand bien même le mot n’existe pas ("raciste" non plus, il faudra attendre 1930), est au XIX° siècle réputé scientifique, il est inscrit dans les mentalités, se réalise dans un certain nombre de comportements et irrigue le langage.
Pour en réaliser l’acuité, ouvrir n’importe lequel des journaux antillais du temps ou ceux de métropole. Certes les protestations contre la colonisation du langage par les mots qui disent la race ne sont pas rares : elles attestent de la réalité de leur objet [8].
Deuxième hypothèse, plus politique : les Blancs créoles ont pu voir, dans le sens du mot tel qu’il est donné dans le dictionnaire, un moyen légal (c’est-à-dire de l’ordre de la loi, du logos, du discours), d’assurer leur prééminence menacée. La définition blanche du mot "créole" participe d’un effort pour installer l’idée de leur droit à assumer un pouvoir sans partage. Ce pouvoir, dans les faits, était menacé presque depuis l’origine. Le déséquilibre numérique entre Blancs et Noirs, à partir du milieu du XVII° siècle (jusque là, les Blancs avaient été plus nombreux puis aussi nombreux que les Noirs), son accentuation ensuite avec la pratique intensive de la traite, faisaient du droit et de son respect les seuls moyens d’éviter un renversement de la hiérarchie traditionnelle.
Le recours à la loi pour perpétuer, par la ségrégation, un ordre qu’on n’a plus les moyens de maintenir autrement est un des traits dominants de la fin du XVII° siècle. Alors que, au témoignage de Boyer-Peyreleau, depuis l’arrivée des Français en Martinique et en Guadeloupe (1635), "les mariages entre les Blancs et les femmes noires ou de couleur n’étaient pas rares" [9], en mars 1685 a été promulgué le Code noir qui instaure une amende pour l’Européen convaincu d’avoir eu un enfant avec une Noire, plus la confiscation de la mère et de l’enfant au profit de l’hôpital, sans possibilité de rachat. Une ordonnance de 1704 stipule qu’est déchu de tous ses titres le noble qui épouserait une négresse ou une mulâtresse.
Un commentaire de Boyer-Peyreleau souligne bien le rapport entre l’évolution du ratio racial (!) et l’évolution du droit :
"Dès lors une barrière insurmontable s’éleva entre la population blanche, pour laquelle il fallait imprimer plus de respect, et celle des Noirs où la marque de l’esclavage devint ineffaçable. Comme ils étaient vingt contre un, on jugea nécessaire de les persuader que, voués par leur couleur à la servitude, rien ne peut les rendre égaux de ceux qui sont ou qui ont été leurs maîtres" [10].
Ce que Josette Fallope exprime en d’autres termes, s’agissant cette fois du XIX° siècle :
"Durant la montée de la bourgeoisie de couleur, le pouvoir blanc élabore une idéologie raciste et durcit sa position de caste" [11].
Au fil du XIX° siècle, les prétentions de la bourgeoisie mulâtre s’étaient en effet précisées et la dernière période a été marquée par l’entrée des Noirs dans la compétition électorale [12]. Le dictionnaire, dès la fin du XVII° siècle, avait été l’un des moyens, entre beaucoup d’autres bien sûr mais non des moindres, de légaliser les privilèges de le minorité blanche : le moment aurait été particulièrement mal choisi, à la fin du XIX°, d’en envisager la réforme.
On peut trouver une confirmation du caractère politique de la définition du mot "créole" à la fin du XIX° siècle, dans le fait que les deux seuls dictionnaires qui osent en donner une définition non raciale sont tous deux politiquement engagés du côté des forces de progrès, à savoir L’Encyclopédie du XIX° siècle dirigée par Marcelin Berthelot et avant lui le Grand Dictionnaire universel du XIX° siècle de Pierre Larousse [13].
De Larousse, en effet, on a cité la partie encyclopédique de son article mais celle-ci se bornait à présenter un usage : "on donne généralement le sens de..." Sa vérité sur le mot, il l’avait dite dès le début :
"Créole, s. Personne née dans les colonies américaines de parents étrangers à l’Amérique."
"Adj. Qui est né en Amérique d’individus étrangers à ce pays."
L’encyclopédie de Berthelot, dont le tome comportant l’article "créole" a paru en 1890, est encore plus explicite :
"Aux Antilles, tous ceux, Nègres et Blancs, qui sont nés dans les îles portent le nom de Créoles par opposition aux colons nés en Europe".
Mais Larousse et Berthelot sont des exceptions et non la règle. Comme nulle part le mot n’a été aussi nettement confisqué par la minorité blanche qu’en Guadeloupe et en Martinique [14], il est logique de penser que les Blancs créoles qui y vivaient ont joué un rôle tout spécial dans l’adoption par les lexicographes du sens qui leur convenait le mieux. De fait, les liens des deux îles sœurs avec la France sont sensiblement plus étroits que ceux de la Réunion, bien plus lointaine, de la Guyane qui, n’étant pas une île à sucre, n’est pas aussi intéressante sur le plan économique, ou de la Louisiane et d’Haïti, perdues depuis si longtemps.
Depuis le milieu du XIX° siècle, la mise en service des bateaux à vapeur puis l’installation d’un câble transatlantique favorisent la circulation des personnes et des informations, et non plus seulement des marchandises, d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Il en résulte un contrôle très étroit de la situation locale par la France mais aussi, en sens inverse, une influence des colons sur l’opinion et le pouvoir central [15]. En France, un lobby colonial organisé et efficace se montre très attentif à ce qui se passe dans le monde et aux Antilles tout particulièrement. Il a ses journaux (La Dépêche coloniale, La Politique coloniale, etc.), ses structures propres, par exemple L’Union coloniale, qui édite La Quinzaine coloniale à partir de 1897.
Pendant les dernières années, en raison de la gravité de la crise que traverse l’économie locale, se sont multipliées les délégations sucrières auprès des ministres et de tout ce qui compte en matière d’économie et de politique. Ernest Souques, le principal usinier de la Guadeloupe, a ainsi fait d’innombrables fois le voyage de Bordeaux et Paris, et il est loin d’être le seul. En 1890, le docteur Corre a voulu dénoncer l’"immixtion de l’élément colonial dans nos propres affaires, la prépondérance dangereuse que cet élément a conquise par l’intrigue". Son livre, Nos Créoles, vise essentiellement les Créoles antillais.
Le résultat a été un poids spécifique de la Martinique et de la Guadeloupe dans l’opinion, ce qui peut expliquer le fait que les dictionnaires français aient adopté puis conservé le sens du mot "créole" tel que les Blancs créoles de Guadeloupe et Martinique souhaitaient qu’on le comprît, et non le sens du mot à la Réunion. Ainsi peut s’expliquer aussi le fait que la racialisation du terme s’y double souvent - et aujourd’hui encore - d’une restriction géographique, la plupart des dictionnaires ne connaissant pas de Créoles ailleurs qu’aux Antilles.
Mais en même temps, la racialisation du mot le rendait inutilisable par les Créoles eux-mêmes, mieux placés que quiconque pour savoir que le sens blanc heurtait l’usage local [16]. De fait, le sous-emploi du mot "créole" dans les textes produits sur l’île est frappant alors que, parallèlement, "les réalités sociales antillaises sont saturées de signes raciaux" [17]. C’est un signe supplémentaire de la conscience - qu’on n’avait jamais cessé d’y avoir - d’un autre sens du mot, le sens non racial : c’est cette conscience qui le rendait inutilisable, sinon, où aurait été le problème ?
Le regard éloigné.
Le pouvoir central, comme les Blancs créoles, était lui aussi intéressé par la non-reconnaissance du fait créole dans sa globalité. La racialisation du mot "créole" substitue en effet une opposition locale fondée sur la "race" (Blancs/Noirs) à une opposition fondée sur une culture partagée (les Créoles d’ici et maintenant, blancs, noirs et autres/les lointains ancêtres et compatriotes). Or, la conscience de cette seconde opposition ne saurait être sans conséquences politiques.
L’histoire témoigne en effet de la réalité du scénario. Charles Frostin l’a bien montré dans sa thèse sur l’autonomisme des colons français de Saint-Domingue, la conscience d’une identité culturelle a puissamment contribué à l’émergence de leur revendication autonomiste ou indépendantiste, les colons y étaient "métropolicides" [18]. Dans l’histoire de l’Espagne, le rapport est évident entre le criollismo et d’autres concepts plus explicitement politiques, regionalismo, reformismo, autonomismo, separatismo. La Gran Enciclopedia RIALP conclut son article "Criollos" en ces termes :
"Le fait créole signifie en Amérique un processus culturel de cristallisation qui, sur le plan politique, se manifeste par l’indépendantisme et, sur le plan culturel, représente un retour aux propres racines populaires d’une histoire, une forme de société, des sources idiomatiques très profondes" [19].
On sait par ailleurs combien l’anexionismo au cours du XIX° siècle a préparé l’intervention américaine de 1898 à Cuba et ailleurs ("Remember the Maine") et la perte par l’Espagne de la plupart de ses colonies de par le monde. En Guadeloupe, on a suivi les événements de très près.
Dans le même esprit de défiance à l’égard des Blancs créoles, les dictionnaires français aiment à souligner leur caractère passionné, leur irresponsabilité, leur inaptitude à tout effort prolongé, leur fragilité face à la maladie, etc. Aujourd’hui encore, le Trésor de la langue française donne à lire cette affirmation d’Anatole France : "Les hommes de couleur domineront un jour la race amollie des Créoles" [20]. Plus qu’une illustration, un attentat.
Comment peut-on être Créole ?
Les effets sur ces "hommes de couleur" de la confiscation officielle du mot "créole" par les seuls Blancs, sur le plan psychologique, et non plus sur le plan politique, peuvent ne pas avoir été moins importants. On ne peut minimiser l’importance de l’identité - et en particulier l’importance de l’ethnonyme - comme "foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer" [21]. L’interdiction d’être un "Créole", comme d’autres et avec d’autres, ou du moins la non-reconnaissance par le dictionnaire de ma créolité, revient à une déportation linguistique hors d’un territoire où je me croyais chez moi.
Et si ce n’est pas Ti-Cirique qui consulte son Larousse illustré, mais un Blanc créole qui est ou se rêve Béké, l’effet peut n’être pas moins pervers et dévastateur, tant la définition des dictionnaires semble confirmer l’inavouable nostalgie d’un temps-longtemps d’avant l’émancipation, d’avant la "philanthropie irraisonnée" de Schoelcher, d’avant la République et sa fiction égalitaire. Le dictionnaire comme un des quelques espaces où il soit loisible d’être entre soi, et non pas mêlé à la "négraille"...
D’où l’idée que "nos sociétés créoles portent au fond d’elles-mêmes une incertitude sur ce qu’elles sont" [22]. Si la confiscation du mot "créole" par certains n’en peut être la cause unique, elle a au moins pu aggraver cette incertitude. Pour y remédier, suffit-il d’admettre que "la définition de la créolité n’est pas une question biologique, c’est une question d’expériences vécues au plan historique [et non pas] une question de couleur" [23] ? La difficulté d’adopter un sens fondé sur l’histoire est double : il faut échapper au poids de la tradition mais aussi assumer ce que justement l’histoire apprend.
Car chacun traîne ici son boulet. Les Blancs au XIX° siècle étaient intéressés à affirmer que l’esclavage avait laissé des taches indélébiles, aggravées, pour les Mulâtres, du péché originel de la bâtardise (l’Eglise a longtemps, même après 1848, fondé sur ce motif son refus d’admettre les jeunes Mulâtres et Mulâtresses dans ses écoles). Mais les Blancs eux-mêmes...
Difficile d’assumer, par exemple, le fait que les planteurs ont été, à certaines époques, du côté des Anglais, ou que la tentation a existé chez eux, quelquefois, de passer sous contrôle américain. Il est assurément plus confortable de répéter qu’en toutes circonstances "les colons firent preuve d’un courage et d’un patriotisme au-dessus de toute expression" [24]. Mieux vaut aussi taire ou minimiser les atrocités liées à l’esclavage ou le génocide caraïbe.
Difficile d’assumer le seul point sur lequel il y a unanimité de tous les dictionnaires : par définition, tous les Créoles sont des descendants d’immigrés. Un peu naïvement, certains s’imaginent pourtant descendre des Caraïbes. Il est vrai que ceux-ci ont beaucoup enseigné aux nouveaux arrivants, blancs et noirs (le jardin caraïbe), il n’en est pas moins vrai que leurs femmes ne se sont pas souvent laissé approcher par les colons. Et puis au fond, cela ne constitue pas une ascendance bien présentable (les Caraïbes étaient certes blancs mais anthropophages). Enfin et surtout, eux aussi n’étaient que des immigrés, arrivés bien peu de temps avant les premiers Européens. Ils venaient d’exterminer leurs prédécesseurs, les Arawak, des immigrés eux aussi, qui avaient exterminé les Galibi, qui eux-mêmes... Recherche ancêtre aborigène désespérément.
L’histoire ne convainc donc pas seulement d’une commune origine exotique, elle contraint à de douloureuses désillusions. Par exemple sur l’origine aristocratique des premiers colons. Il y eut parmi eux des nobles, mais pas aussi nombreux que ce qu’on croit quelquefois et, même alors, l’ancêtre était souvent un cadet qui ne pouvait rien espérer du titre ni de la fortune du père. L’exil aux Antilles était pour lui, justement, une possibilité de faire fortune, et dans des conditions fort rustiques, proches en cela des innombrables colons roturiers, quelques-uns suffisamment argentés pour payer leur voyage et s’installer, beaucoup d’autres simples "engagés", condamnés à travailler trente-six mois pour rembourser leur passage. Il vaut assurément mieux demeurer attaché à une hiérarchie fondée sur la "race", car sitôt qu’on se préoccupe d’histoire et de généalogie, tout est à craindre.
L’historiographie a longtemps négligé les tout premiers temps de l’occupation du sol, ce temps de l’"Habitation" qui, pendant deux ou trois générations, a précédé le temps de la "Plantation" avec sa structure très hiérarchisée. C’est dommage car c’est alors qu’est née la langue créole, et sur des bases moins inégalitaires qu’on ne le croit : celle-ci fut aussi un moyen pour des hommes confrontés à un même environnement hostile de se comprendre et de s’entraider pour survivre. Entre Créoles.
La belle histoire.
En tous domaines, l’histoire des Créoles, quand on cesse de se focaliser sur leurs rivalités raciales, peut amener à de semblables ouvertures sur une communauté plus unie qu’on ne l’a dit, avec ses conflits, comme dans toute société, y compris raciaux, mais aussi avec ce qui fonde son unité, qui est de l’ordre de la culture : la langue, un certain rapport au surnaturel, à la superstition et à la magie, à la nature, au soleil et à l’eau, au commun danger, épidémies et catastrophes naturelles auxquelles est opposé un semblable optimisme. Et le rapport à la maladie, aux médicaments, à la cuisine ? On a connu des cas mémorables de solidarité transraciale face à l’étranger (Victor Hughes) ou dans l’adversité (1843).
Le "Béké", du temps où il dirigeait personnellement son exploitation (jusqu’à la fin du XIX° siècle ou au tout début du XX°), au contact direct avec son "commandeur", ses esclaves (jadis) ou ses ouvriers (après 1848), parlait le créole aussi bien (ou aussi mal) que le français de France. Pensait-il en créole ? En tout cas, il avait été bercé par la langue dès sa toute première enfance confiée aux nourrices, notamment à sa "da" noire au point qu’on peut soutenir que le créole a été sa première langue, presque sa langue maternelle. Bercé par cette langue, il était aussi immergé dans une culture par le vecteur des contes pleins d’histoires de Zamba et de Compé lapin, sans oublier les Zombis [25].
Le mot "créole", quand on y songe, pourrait bien être un de ces mots propres à rapprocher les êtres, tout en prenant en compte leur originalité. Autour de 1900, les tensions raciales étaient telles, sur fond de crise économique et politique, qu’on ne l’entendait plus guère dans le discours antillais. Faut-il penser que, puisque la créolité est aujourd’hui au cœur de nombreuses réflexions, les problèmes soient résolus ? En 1978, Régis Antoine a évoqué les enjeux politiques d’une redéfinition du mot "créole" :
"On assiste à une récupération du terme "créole" par deux secteurs de l’opinion antillaise : l’un, composé d’Antillais de couleur, qui s’en servent comme d’un rempart contre les progrès de l’appellation "noir"ou "nègre" ; l’autre, de militants nationalistes, qui se veulent les héritiers d’une tradition antillaise totalisante" [26].
Que le mot puisse n’être qu’un artifice pour éviter de dire "nègre", cela est avoué quelquefois par certains Créoles et dénoncé par d’autres [27]. Quant à la "tradition antillaise totalisante", inclut-elle ceux qui, hier, se disaient seuls Créoles ? Le volume Lettres créoles de Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau [28] tranche avec la "littérature négro-africaine" du temps de l’anthologie de Senghor et des livres de Lilyan Kesteloot, il évoque Saint-John Perse comme appartenant à la créolité, "tout autant que Franz Fanon ou Aimé Césaire" affirme Jean-Louis Joubert [29]. Apparemment, le projet cher à Edouard Glissant d’une créolité comme mosaïque multiple, sans exclusive, est en train de se réaliser.
Mais des difficultés demeurent, qui tiennent notamment au fait que les sociétés créoles ont été profondément marquées par leurs origines esclavagistes, "par le primat de l’apparence physique liée à la couleur" [30]. Le "préjugé de race" a survécu à Souquet-Basiège et existe encore aux Antilles (il n’y a bien que là qu’il n’existerait plus) [31].
Et en même temps, il est réjouissant d’observer les évolutions. Dès 1952, Franz Fanon affirmait dans Peau noire, masques blancs : "Je suis nègre et je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères", ce à quoi semble répondre, entendu à un colloque de 1987 sur la créolité (et sa variante guyanaise) : "Je n’ai pas à expier les péchés de mes ancêtres esclavagistes". Et l’intervenante d’ajouter : "Il est très important que nous ayons les pieds, les racines dans les traditions, mais pas dans une tradition seulement qui serait ce que nous croyons être la créolité".
Plusieurs Blancs créoles osent aujourd’hui, non pas seulement assumer leur part de créolité, mais affirmer leur place dans la créolité [32]. Si effectivement dans la créolité, il y a aussi ces Créoles-là, avec leurs contradictions ni plus ni moins difficiles à assumer que celles de tous les autres Créoles, il est bon qu’ils en témoignent. La question est de savoir si aujourd’hui, après une longue période où les Blancs ont confisqué le mot "créole", on ne va pas, au nom d’une négritude dont on croyait soulignée l’importance historique mais aussi le caractère historiquement dépassé, la voir confisquée par d’autres "vrais" Créoles.
Etre différents mais ensemble, et non à part ? Le défi de la créolité, dans le monde comme il va, est loin de ne concerner que ses propres acteurs.
[1] Le tome comprenant le mot "créole" a paru en 1869. La formule "descendant d’une race blanche" n’ouvre pas la possibilité d’un métissage, elle n’est "particulière" qu’en ce qu’elle nous sort du seul cadre américain et évoque, comme il se doit, les Créoles de l’Océan Indien.
[2] "Il s’est glissé une erreur dans les dictionnaires français à compter du début du dix-neuvième siècle, lesquels ont réservé le terme "Créole" aux seuls Blancs créoles (ou Béké)" (J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant., Eloge de la créolité, Gallimard, 1989, note 12).
[3] "In itself, creole has no distinction of color ; a creole may be a person of European, Negro or mixed extraction - or even a horse".
[4] "In the West Indies and other parts of America, Mauritius, etc. A person born and naturalized in the country, but of European (usually Spanish or French) or of African Negro race : the name having no connotation of color, and in its reference to origin being distinguished on the one hand from born in Europe (or Africa), and on the other hand from aboriginal. [...] "There are creole whites, creole negroes, creole horses, etc., and creole whites are, of all persons, the most anxious to be deemed of pure white blood".
[5] Petit Larousse, édition de 1965. Le Petit Robert (1969) a trouvé une manière élégante de ne pas prendre position, le créole étant présenté, ni comme une langue, ni comme un patois, mais comme un "système linguistique".
[6] La science est "née de l’ardeur intellectuelle d’un rêve d’unité" (D. Dubarle, "La science et la vision unifiée de l’univers", colloque UNESCO Science et synthèse, 1965).
[7] La non-scientificité des auteurs de dictionnaires peut s’illustrer de diverses façons. Ils ont privilégié les témoignages écrits sans s’inquiéter du mot tel qu’il est compris dans la tradition orale (dont R. Arveiler a montré l’importance dans sa Contribution à l’étude des termes de voyage en français (1505-1722), Paris, 1963). Ils ont conclu que tous les Créoles étaient blancs du fait que la plupart des voyageurs ont seulement rencontré des Créoles blancs (problème d’inclusion bien connu en logique formelle). Ils ont refusé de prendre en compte certains témoignages écrits contraires à leur thèse (ils ne citent le Père Labat que lorsqu’il semble confirmer leur a priori), etc.
[8] Le sénateur Alexandre Isaac, dans son journal L’Indépendant de la Guadeloupe, est un des plus constants à dénoncer la "lutte des races", entre autres opposants à l’émergence du "parti noir" d’Hégésippe Légitimus. En 1899, ce parti a éclaté au Congrès du Moule, entre autres raisons, sur cette question du "racisme" de son fondateur que le docteur Méloir, Lara et quelques autres n’acceptaient plus
[9] Boyer-Peyreleau, Les Antilles françaises, 1823.
[10] Souligné par moi.
[11] J. Fallope, Esclaves et citoyens : les Noirs à la Guadeloupe au XIX° siècle dans les processus de résistance et d’intégration (1802-1910), Publications de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, 1992.
[12] L’ébéniste noir Davis David avait été candidat aux élections législatives de 1885 (battu), et Hégésippe Légitimus l’avait été aux cantonales de 1893 (battu lui aussi, mais élu l’année suivante), puis aux législatives (battu d’abord, puis élu en 1897). En 1898, il est Président du Conseil général, lequel vote ce que la droite appelle des "mesures d’écrasement", il sera Maire de Pointe-à-Pitre en 1904...
[13] Marcelin Berthelot, comme homme politique et comme savant, est l’une des figures emblématiques de la III° République. Quant à Pierre Larousse, il a osé, sous le Second Empire, définir Bonaparte comme un "général républicain mort le 18 Brumaire"... Son article "créole" mériterait une étude spécifique.
[14] Voir les travaux de R. Chaudenson, notamment "Pour une étude comparée des créoles et parlers d’outre-mer : survivance et innovation", Revue de linguistique romane, 1973 ; "Le noir et le blanc : la classification raciale dans les parlers créoles de l’Océan Indien, ibid°, 1974 ; Les Créoles français, F. Nathan, 1979.
[15] M. Chartrol a montré cette influence sous Louis-Philippe dans La Guadeloupe au XIX° siècle, problèmes économiques, financiers et sociaux, Mémoire de maîtrise, Nanterre, 1969, partiellement édité dans le Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, n° 19-20, 1973.
[16] G. Hazaël-Massieux, "Description des personnes et classement ethnique en Guadeloupe", Recherches sur le français parlé, Aix-en-Provence, n° 1, mars 1977.
[17] M. Giraud, "Les masques de la couleur", Antilles, Autrement, octobre 1989.
[18] C. Frostin, Histoire de l’autonomisme colon de la partie française de Saint-Domingue aux XVII° et XVIII° siècles, contribution au sentiment américain d’indépendance, 1972.
[19] "Lo criollo significa en América un proceso de cristalizacion cultural que en lo politico se manifiesta en la independencia, y en lo cultural representa una vuelta a las propias raices populares de una historia, un contorno social, unas fuentes idiomaticas muy profundas" (Madrid, 1984).
[20] A. France, Sur la page blanche, 1905.
[21] L’Identité, Grasset, 1977.
[22] R. Chaudenson et G. Hazaël-Massieux, dans une étude sur "Marbot, Sylvain, Young et les autres", Etudes créoles, vol. X, n° 1, 1987.
[23] J.-J. Chalifoux, colloque "La créolité, la guyanité", Cayenne, 15 octobre 1987, Actes publiés en 1989.
[24] Guesde,commissairede la Guadeloupe à l’exposition universelle de 1900, La Guadeloupe et ses dépendances.
[25] "Les récits qui relèvent du merveilleux et de la fable sont connus dans tous les milieux et aujourd’hui encore, se transmettent par l’intermédiaire - entre autres - des bonnes d’enfants ou "das" attachées au service de maintes familles (tant blanches que noires)" (M. Leiris, Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe, Gallimard/UNESCO, 1955).
[26] R. Antoine, Les Ecrivains français et les Antilles, 1978, cité dans Les mots et l’histoire de J. Boudet, R. Laffont, 1990.
[27] Par exemple par D. Masse au colloque "La créolité, la guyanité".
[28] Lettres créoles, tracées antillaises et continentales de la littérature, 1635-1975, Hatier, 1991.
[29] J.-L. Joubert, "Créole, créolité, créolie : l’affirmation d’une identité", Universalia 1993.
[30] J.-L. Bonniol, Couleur et identité : le miroir des apparences dans la genèse des populations créoles, 1988.
[31] Le "préjugé de race" s’est encore compliqué à la fin du XIX° siècle suite à l’arrivée d’engagés africains (les "Nèg’ Congo"), puis d’Indiens (les "Coolies") mais aussi de Syro-Libanais (et de Japonais), tous plus ou moins "créolisés", mais pas tous reconnus comme Créoles. Le préjugé de race aux Antilles françaises de G. Souquet-Basiège a paru en Martinique en 1883 (réédition en 1979 chez Désormeaux/L’Harmattan, préface de R. Achéen).
[32] Comme A. Blandin-Pauvert, dans Au temps des mabos, la société des Blancs créoles en Guadeloupe au début du siècle, Désormeaux, 1986.