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Axel Gauvin : L’Ecriture du créole réunionnais. Les indispensables compromis (Essai), Editions UDIR, 2004, 146 p. 15 €

jeudi 12 janvier 2006, par Marie-Christine Hazael-Massieux

Après les Antilles où le débat orthographique a été vif, l’Ile Maurice où les recherches se poursuivent, la Réunion, à son tour, nous offre aujourd’hui avec le livre d’Axel Gauvin une réflexion intéressante sur la question de la notation du créole.
La perspective de l’auteur [1] dans « L’Ecriture du créole réunionnais. Les indispensables compromis » apparaît avec la phrase-clef de la préface de Michel Carayol, reprise sur la 4e de couverture : « Une orthographe n’est pas une transcription phonétique… » (p. 6), qui donne le ton de cet ouvrage.
Très modestement baptisé « essai » ce nouvel écrit d’Axel Gauvin, romancier bien connu [2], et déjà auteur en 1977 chez l’Harmattan de Du créole opprimé au créole libéré, défense de la langue réunionnaise, est construit avec rigueur à l’instar des arguments avancés qui sont chaque fois analysés et discutés avec le plus grand soin.
Dès l’introduction l’auteur s’efforce de répondre aux premières questions du lecteur : « Ecrire le créole réunionnais, pour quoi faire ? Quelles raisons d’écrire le créole réunionnais ? ». Evoquant l’extension et les limites de l’écrit créole, la nécessaire unité graphique, la question du système graphique idéal mais aussi la question du créole et du français à l’école, s’interrogeant encore sur le rôle de l’école comme moyen d’imposer la graphie ou sur les diverses « stratégies » possibles, Axel Gauvin nous propose trois parties qui ne négligent pas la dimension historique de la question de l’orthographe du créole à la Réunion.
La première partie analyse d’abord les « écritures d’aujourd’hui » en opposant de façon classique écriture étymologique et écriture à base phonologique pour de fait refuser d’entrer dans des conflits et oppositions stériles.
Dans une deuxième partie où sont présentés systématiquement les systèmes appelés « étymologique », « Oktob 77 » et « KWZ », A. Gauvin repose la délicate question de l’étymologie, à laquelle tiennent souvent sans avoir pour autant les idées claires, les habitués du système français. Par la même occasion l’auteur souligne qu’il existe différentes variétés parlées du créole réunionnais – ce qui est un premier argument qui va à l’encontre d’une simple transcription phonologique.
La troisième partie, intitulée « Lire avec les yeux » permet d’aller plus loin en ouvrant la réflexion vers les processus de lecture  : le lecteur adulte n’épelle pas mais lit globalement ; reconnaissant le mot, il sait alors l’oraliser.
Après une conclusion intitulée « les indispensables compromis », qui évoque par là le titre même de l’ouvrage, quelques annexes permettent de comparer des textes écrits selon diverses graphies.

Reprenant à sa façon la comparaison de Raphaël Confiant qui opposait dans un article célèbre du Monde, la voiture française à la bicyclette créole [3], Axel Gauvin choisit une nouvelle métaphore pour présenter les rapports entre français et créole, deux langues indispensables aux Réunionnais :

« …la voiture, le bateau, l’avion nous sont indispensables. Mais c’est à pied que l’on va prendre sa voiture, et c’est à pied que l’on monte l’échelle de coupée. Nos pieds valent bien la voiture, simplement : ils ne remplissent pas les mêmes fonctions qu’elle. Notre langue créole sont [sic] nos pieds et nos jambes. » (p. 17)

Analysant, rapidement certes, mais avec pertinence, les graphies multiples existant à la Réunion, et sans lancer les anathèmes classiques [4], A. Gauvin sait dégager ce qu’il y a de positif dans ces proliférations : « cela prouve […] le profond désir d’écrire notre créole, ce qui est une excellente chose » (p. 35). Et il souligne que des œuvres de qualité ont été écrites dans chacune des graphies.
Sans accabler les tenants d’une orthographe étymologique, façonnés par leur long apprentissage du français (où est le crime ?), il montre cependant clairement les avantages d’un système à base phonologique où « Cela s’écrit comme ça se prononce » ! Il parvient au rappel des principes fondamentaux en matière d’écriture auxquels on ne peut que souscrire, en soulignant les « plans » qui doivent permettre d’évaluer la pertinence des écritures (qui ne sont effectivement pas équivalentes) :


- Le respect du système linguistique du créole de la Réunion, et en particulier de sa syntaxe
- La variation de la langue et en particulier les variations phonologiques
- Le caractère fonctionnel de la graphie (lisibilité d’une part, facilité d’écriture d’autre part)
- Son acceptabilité.
L’ouvrage est très riche aussi par les exemples nombreux tirés des textes d’auteurs qui permettent de souligner les incohérences et même les erreurs de prononciation générées par des graphies confuses ; l’analyse de quelques problèmes en relation avec le système grammatical propre au créole est sans doute le meilleur antidote à une graphie francisante du créole (cf. par exemple la notation en créole de –s de pluriel, ou le recours à des « accords » comme en français !).
Après un excellent passage sur les mécanismes de lecture, une étude des homophones et homographes, un classement des faits ambigus que le contexte éclaire (ou n’éclaire pas), Gauvin est prêt pour présenter alors le système qu’il prône en soulignant que « toute écriture alphabétique doit, pour être lue rapidement, avoir un caractère idéogrammatique suffisant » (p. 77) [le gras est de l’auteur]. La question finalement posée (« comment accéder à une littérature faite pour être lue avec les yeux ? », p. 78) permet l’explicitation très fine des difficultés du lecteur standard qui n’a bien entendu pas appris à lire le créole réunionnais et qui rencontre un texte écrit en « Oktob 77 » ou « KWZ ».
L’auteur finalement conclut en évoquant les projets de « Tangol 2001 » - association qui a récemment proposé un système graphique qu’Axel Gauvin évalue avec modération et objectivité : pour la première fois on a « une graphie qui traverse les variétés de langue et les transcende ». Ce qui bien sûr pose des questions au niveau des mises en œuvre. La conclusion est nette tout en étant ouverte :
« Sans ces compromis entre habitudes de lecture en français et allure propre des mots créoles réunionnais, entre les différentes variétés de notre créole, entre facilités de lecture et facilités d’écriture, entre phonologie et étymologie, entre notre besoin d’avoir le plus rapidement possible une unité orthographique et la nécessité de laisser actuellement une large marge de manœuvre au scripteur, entre l’idée que chacun de nous se fait de l’écriture du créole et l’acceptabilité par l’ensemble des lecteurs et scripteurs potentiels, sans cesse compromis, l’extension de l’écriture et surtout de la lecture du créole réunionnais seront fortement hypothéqués, de même l’enseignement de notre créole, et au bout l’avenir même de la langue. » (p. 131).

Un ouvrage intéressant donc, même incontournable pour qui s’intéresse aux systèmes graphiques des créoles.

Deux regrets toutefois : l’un sur la forme car le nombre de fautes commises à l’impression est considérable : membres de phrases omis ou répétés, fautes de frappe ou d’orthographe, fautes typographiques…
L’autre regret concerne le contenu de l’ouvrage : l’allusion au Système « Tangol 2001 » proposé par l’auteur avec le groupe qui l’a élaboré est un peu courte. On comprend cependant que le groupe « Tangol » poursuit ses travaux et ne livrera le total de ses réflexions que lorsque le système aura pu être testé et expérimenté… A. Gauvin insiste toutefois pour marquer qu’il s’agit d’un système souple – le premier qui se montre sans doute aussi tolérant et qui a ainsi l’avantage de ne pas « prendre à rebrousse-poil les réflexes acquis à l’école par la lecture et l’écriture permanentes de notre autre langue » mentionne Gauvin.

[1] Qui par bien des aspects rappelle la mienne, cf. M.C. Hazaël-Massieux, 1993 : Ecrire en créole, L’Harmattan, 316 p.

[2] Parmi les œuvres de Gauvin on mentionnera Kartyé Trwa lèt, 1984, Faims d’enfance, 1987, L’aimé, 1990 et beaucoup d’autres… Gauvin publie principalement ses romans en français chez Gallimard, et les traduit éventuellement ensuite en créole pour publication à la Réunion. Mais A. Gauvin est aussi un théoricien qui réfléchit à son art et enseigne la littérature réunionnaise.

[3] « La bicyclette créole ou la voiture française », Le Monde, 6 novembre 1992.

[4] « Le temps des condamnations, anathèmes, excommunications, doit se terminer : d’être fidèle à l’écriture étymologique ne fait de vous ni un traître, ni un aliéné culturel ; et d’être partisan d’une graphie phonologique, ni un fou ni un sanguinaire. Personne – ni les uns, ni les autres – ne mérite d’être cloué au pilori. Ce n’est pas parce qu’on écrit en étymologique qu’on est nécessairement un paternaliste, sentimentaliste et refusant au bout sa dignité au créole. Et il ne suffit pas d’utiliser 2001 ou Oktob 77 ou KWZ, pour écrire en créole. » (p. 46)

Marie-Christine Hazael-Massieux (mchm@hazael-massieux.fr)