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Préjugés linguistiques dans différentes traductions bibliques en créole haïtien

lundi 6 avril 2009, par Charles, Ronald

’…Haïti s’est installé avec ses milliers de mendiants errants, sans identité, sans abri, sans hôpitaux où mourir, et sans cimetière pour les accueillir.’ (Laënnec Hurbon, Le Barbare Imaginaire, 296)

Introduction

La traduction de la Bible restera toujours un travail en devenir. Il y a cependant moyen de l’améliorer pour arriver à cet idéal poursuivi par tout traducteur sérieux : communiquer le plus fidèlement possible le message de la langue d’origine à la langue d’arrivée. En analysant plusieurs traductions bibliques en créole haïtien, nous nous sommes rendu compte que certaines habitudes linguistiques ont influencé le choix des mots, des expressions et des structures syntaxiques du texte créole. Dans cet article nous ferons un survol de l’histoire de la Bible en créole haïtien et nous analyserons certaines interférences lexico-sémantiques, morpho-phonologiques et syntaxiques à partir de matériaux existants pour montrer les problèmes que pose la traduction en fonction de certains préjugés, traits et/ou habitudes linguistiques du milieu.

Du grec biblique au créole haïtien

Il existe beaucoup de travaux sur la traduction en général et sur la traduction biblique en particulier mais les comptes rendus et critiques des différentes traductions en créole haïtien sont quasi inexistants. Une des rares études/évaluations d’une traduction en créole (la première traduction de Bib la) que j’ai pu consulter a été réalisée par un ancien missionnaire en Haïti [1]. L’auteur retrace l’histoire de la Bible en créole haïtien, les caractéristiques de la première traduction complète de la Bible en créole tout en passant en revue son impact sur la population, ses points forts et faibles avant de faire certaines recommandations. L’auteur estime que la plupart des mots créoles adoptés pour traduire les concepts théologiques sont maladroits, trop longs et modifient parfois le sens des mots. Dans sa critique sur la longueur des mots, Sellers semble ignorer qu’il ne saurait y avoir de correspondance formelle dans l’exercice de la traduction (un mot précis de la langue d’arrivée pour un mot donné de la langue source, longueur égale). Le concept des mots théologiques est aussi très critiquable puisque l’auteur veut donner un sens établi à un mot sans tenir compte de la dynamique des mots dans leurs usages respectifs. Sellers ne prête pas assez attention aux leçons de Saussure qui nous aide à comprendre que le sens d’un mot dépend étroitement de l’existence ou de l’inexistence de tous les autres mots qui touchent ou peuvent toucher la réalité désignée par ce mot et que la partie conceptuelle de la valeur d’un terme est constituée uniquement par des rapports et des différences avec les autres termes de la langue [2]. En fait, la plupart des critiques de Sellers ne sont pas fondées et relèvent plutôt de ses propres préjugés linguistiques.
L’étude classique de Charles-Poisset Romain sur le Protestantisme dans la société haïtienne consacre à peine deux pages d’un ouvrage de 329 pages à la langue de la pratique cultuelle dans les églises protestantes haïtiennes [3]. C.P. Romain, 1986 nous renseigne sur l’utilisation du français et du créole au début de l’implantation des églises protestantes en Haïti et le développement de la situation linguistique dans ces églises. Il montre comment certains fidèles perçoivent le français comme une « langue de luxe et de prestige dans leur culte » mais, malheureusement, il ne nous donne aucune information linguistique sur la Bible des protestants haïtiens.
L’histoire de la Bible en créole est assez récente et ce n’est qu’en 1951 que la première édition du Nouveau Testament et des psaumes en créole a été publiée. Passons rapidement en revue un certain nombre de versions créoles de 1927 à nos jours.
1927 : Elie Marc. La première traduction créole intégrale d’un livre de la Bible est : Elie Marc, Evangile à notre Seigneur Jésus-Christ selon Saint Jean. Il est intéressant de noter que cette traduction essaie de se rapprocher du parler du Nord dans certaines tournures syntaxiques et évite un faux pas sérieux dans sa traduction du mot femme en créole haïtien [4].
1939 : L’alliance haïtienne de New York écrit à la Société Biblique Américaine pour lui faire part de l’urgence d’une traduction de la Bible en créole haïtien.
1944 : La Société Biblique Américaine publie l’évangile de Luc et d’autres livres du Nouveau Testament paraîtront plus tard.
1951 : Publication de la première traduction complète du Nouveau Testament en créole suivi des psaumes par la Société Biblique Haïtienne. C’est un texte truffé de toutes sortes d’interférences mais les interférences morpho-phonologiques sont révélatrices de préjugés linguistiques intéressants.
1960 : La Société Biblique Américaine publie son édition du Nouveau Testament et des Psaumes en créole.
Cette version est assez littérale et présente de nombreuses lacunes lexicales, syntaxiques et morpho-phonologiques. Elle cède à une imitation servile du français, en particulier de la Sainte Bible de Louis Segond (1958). Remarquez le parallélisme étroit :

Version Segond Version Créole du Nouveau Testament (Société américaine)
Mt 6,11 Donne nous aujourd’hui notre pain quotidien Ban nou, jodi a, pin chak jou nou
Mt 6,13 délivre-nous du malin Délivré nou anba malin an
Mt 15,4 Honore ton père et ta mèreOnoré papa ou ak manman ou

1960 : Jean Parisot, prêtre catholique, publie L’Evangile chaque dimanche. Parisot précise le but de sa traduction : « Transposer cette divine simplicité de l’original dans un créole qui fut du vrai créole parlé et coulant et vivant pour nos fidèles des mornes  » (c’est lui qui souligne).
1962 : Parution de Evanjil dimanche ac Fêtt (Yves et Paul Dejean). Le souci exprimé par la préface est « d’enrober la Parole d’un vêtement spécifiquement créole » (préface en français). Leur option était en faveur du « langage commun ».
1966 : publication de 4 ti liv evanjil yo (Yves et Paul Dejean).
1974 : Publication de Nouvo Testaman ak Som, par le Père Frantz Colimon. Il y a très peu de chose à tirer de la présentation de cette version par l’archevêque de Port-au-Prince d’alors : F.W. Ligondé. L’auteur ne nous dit ni la méthode de traduction qu’il suit ni le but poursuivi par cette traduction.
1975 : Publication de Bòn Nouvèl pou tout moun. Version écrite dans la lignée de l’équivalence dynamique [5].
1985 : Première publication d’une traduction complète de la Bible en créole. Bib la, paròl Bondié an Ayisyen, est une oeuvre réalisée par une équipe œcuménique même si la voix des traducteurs protestants semble être plus prononcée. Le souci de cette version est de rendre naturel et contemporain ce qui a été écrit dans les temps bibliques. La révision de 2000 n’est qu’une adaptation de la traduction de Bib la dans la nouvelle graphie créole de 1980.
1996 : Publication de Bib kreyòl la. Cette traduction de certains livres du Nouveau Testament a été réalisée sous la supervision de Bibles International, une société biblique de la Baptist Mid-Missions. Cette traduction imite servilement l’original grec, les traductions françaises et anglaises traditionnelles dans des passages où il est question de "justification" par exemple. Les traducteurs de Bib Kreyòl la (1996) ont traduit le terme "juste" par "jis" en créole et celui qui est justifié par grâce "jistifye" par souci de maintenir un jargon théologique uniforme sans toutefois tenir compte non seulement de la dynamique des mots dans leurs usages respectifs, mais aussi du fait que le dikaiosunè grec ne traduit pas toujours l’idée de justification (aspect légal du terme) et peut faire aussi référence à la conduite d’un individu qui mène une vie juste comme dans l’évangile selon Matthieu [6].
On peut identifier trois types d’interférence dans la traduction créole de Bib la : les interférences lexico-sémantiques, les interférences morpho-phonologiques et les interférences syntaxiques.

Interférences lexico-sémantiques

Prenons le terme Bondye/Granmèt comme exemple d’interférence lexico-sémantique. Il faut poser franchement la question suivante : faut-il exclure certains mots créoles des traductions bibliques pour des motifs religieux ou sous prétexte religieux ? C’est, semble t-il, l’opinion qui a prévalu chez les missionnaires français et les évêques catholiques venus de France après le concordat de 1860. Cela peut étonner un lecteur contemporain d’apprendre que papa, pitit n’étaient pas admis dans le catéchisme catholique au début de l’enseignement du catéchisme catholique en Haïti. Pour être plus conforme à la langue prestigieuse (le français) et éviter d’utiliser les expressions des masses populaires vulgaires et analphabètes qui n’adorent pas Dieu, il ne fallait pas dire ’Jezi pitit Bondye’ mais ’Jezu lefis de Dye’ [7]. Dieu le père se traduisait tout simplement par ’Dye lepè’. La mission de salut de Jésus et l’incarnation du fils sont sérieusement méconnues dans cette traduction : ’Dye lepè voye Dye lefis, Dye lefis fè li moun’ (Dieu le père a envoyé son fils et Dieu le fils s’est fait chair). Un créolophone unilingue reconnaîtra le lexème « lepè » comme un vieillard et s’imaginerait ce « vieillard » qui aurait envoyé on ne sait qui ou quoi. Enfin, des formulations inadéquates d’enseignements religieux qui sont à la base de tout un folklore et d’idées superstitieuses qui ne font aucun sens.
Dans la préface du catéchisme créole publié par Mgr. François M. Kersuzan, j’ai souligné la justesse du jugement de l’auteur dans l’expression. L’usage du créole s’imposait : ceci à cause de l’incapacité des catéchisés à comprendre un enseignement en français. Kersuzan voulait conserver le plus possible aux mots dérivés du français leur physionomie orthographique française. Il n’existait dans les années 1920 aucune pratique orthographique traditionnelle ou habituelle ou officielle pour le créole. Mais une brève analyse de la première partie de ce catéchisme révèle les préjugés linguistiques des auteurs traducteurs :
Leçon 1. Mon cher frère se traduit par : chè frè mouin (p.11), p. 14 #2 (très intéressant avec l’introduction de « personne »). Notez la doctrine de la trinité en créole ( ?) : Dieu en trois personnes : le père, le fils et le Saint-Esprit.
Leçon 3# 1, 2 (introduction de « les hommes »).
Leçon 4 # 1 nhomme, # 3 name, # 4 fanme, # 10 paradis téresse.
Leçon 5 # 11 péché originel
Leçon 6 # 1 gnon Sauvèr, # 3, yo rhélé Sauvèr an nous Note-Seigneur Jésus-Christ, # 4 à la question : « Ca Note-Seigneur Jesus-Christ ye ? » Le catéchisé doit répondre : « Notre Seigneur Jésus-Christ cé le fils de-Dieu qui tounain moune, main ki Bondié toujou, » # 9 pir, sans péché originel.
Leçon 7 # 4 gnon lécurie
Leçon 8 # 1 fils de Dieu (formule qui est répétée en maintes autres leçons), # 10 les limbes, # 17 mystèr la Rédemtion
Leçon 9 # 3 O nom di père et di fils et di Saint-Esprit. Ainsi-soit-il.
Leçon 10 # 4 Zott, # 6 tabernac’, # 8 Cénac
Leçon 11 # 1 tout patout, # 2 et suivants le pape
Leçon 12 # 13 li va la toujou jis la fin di monde
Leçon 13, titre : la conminion dé Saint- la rémission dé péché
Leçon 15 # 7 n’ a baill dit la messe pou yo, # 10 péché mortel
Leçon 16, titre : Je crois en Dieu. C’est le Credo récité tel quel en français. Ainsi il ne peut être perçu par le catéchisé que comme une formule magique. L’usage du créole s’imposait mais là il s’agit d’un créole enrobé d’un vêtement spécifiquement français. L’adoption pure et simple dans la prédication et la catéchèse, en créole, des formules françaises du « notre Père », du « Je vous salue Marie », du symbole des Apôtres ou « je crois en Dieu » et l’utilisation, à l’exclusion de tout effort de traduction, d’expressions françaises, comme celles du catéchisme de monseigneur Kersuzan et des tournures du même genre dans le Missel Créole de Monseigneur Robert (1952) illustrent bien des préjugés linguistiques de l’époque [8].
L’expression Granmèt (Grand maître en référence à Dieu) a fait une entrée timide dans la catéchèse catholique après 1940 et son emploi s’est généralisé dans la liturgie catholique, la prédication et la catéchèse à partir de 1965. C’est un terme qui a connu dans le clergé catholique la même suspicion qu’il a aujourd’hui dans les milieux protestants en Haïti. ’Granmèt’, pour beaucoup de chrétiens protestants en Haïti, est un mot utilisé par les catholiques et un terme trop proche du parler des vodouisants pour être incorporé dans le registre linguistique du culte protestant. Préjugé anti-catholique ou méconnaissance des croyances de base du catholicisme ? Un chrétien évangélique moyen en Haïti ne fait pas de différence entre les catholiques pratiquants et ceux-là qui pratiquent un certain syncrétisme religieux.
Dans un article de 1996 [9], j’ai attiré l’attention sur le fait que « Granmèt dans la culture traditionnelle haïtienne fait référence au personnage suprême du panthéon vaudou et qu’employer ce terme à l’église sèmerait la confusion parmi les frères dans la foi. C’est un terme entaché de catholicisme et de vaudou. » Je répondais alors à Jules Casséus qui lui pense que cette entrée lexicale a plus de sens pour l’Haïtien que celui de Dieu. Selon lui, l’Haïtien est habitué avec les maîtres coloniaux et néo-coloniaux qui exploitent les opprimés. L’Haïtien considère celui qui a les possibilités économiques ou intellectuelles comme un patron, un maître. Mais au dessus de tous ces maîtres terrestres, il y a le maître des maîtres ’gran mèt la’ celui qui fait justice aux opprimés et exploités. Je veux nuancer ma position maintenant. L’argument de Casséus est valable mais il n’a pas raison d’opposer un terme plus clair pour les Haïtiens Granmèt à un autre Bondye. Tant de gens disent indifféremment et très souvent : nou sou kont granmèt la. Nou sou kont Bondye (Dieu est notre seul secours). On ne verrait pas, me semble-t-il, une expression comme « L’Eternel est mon berger » ayant plus de sens que « Le Seigneur est mon berger » ou « Dieu est mon berger. » La conception populaire de Dieu s’exprime en cette phrase théologiquement correcte :
Se Bondye sèl ki fè e defè, (Dieu seul est souverain)
Se Bondye sèl ki granmèt, (Dieu seul est grand).
Sa se travay Bondye, se travay mèt la, travay granmèt la, (C’est là l’œuvre de Dieu, l’œuvre du Dieu grand et puissant).
L’argument en faveur de l’utilisation du terme par les catholiques ou les vodouisants ne tient pas puisque le mot en soi n’est ni angélique ni démoniaque. Une telle argumentation serait invalide pour l’emploi de certains mots des auteurs du Nouveau Testament. Le kurios du Nouveau Testament par exemple appliqué au Messie est un terme qui a existé bien avant les auteurs des Ecritures. C’est un terme qui servait à désigner un maître quelconque et était appliqué aux divinités païennes. Les auteurs du Nouveau Testament, à la lumière de l’avènement de Christ, ont utilisé le terme pour désigner Jésus comme le kurios des kurioi ou le Seigneur des Seigneurs. Ce n’est pas d’assumer les mots du langage quotidien qui constitue un blasphème. Au contraire, c’est là le prolongement de l’incarnation. Dieu s’est fait chair pour s’adresser à nous dans notre faiblesse et avec les mots de notre langue. La parole de Dieu devient dans une certaine mesure parole humaine.

Nonm/fanm

Le deuxième exemple d’interférence lexico-sémantique est la paire nonm/fanm, ’homme/femme’ qui a pris la plupart de nos traducteurs au piège des faux amis. Les faux amis sont des mots avec un contenu sémantique plus ou moins éloigné de celui qu’ils ont dans la langue où l’emprunt a été réalisé. Leur repérage n’est pas toujours évident dans la mesure où il nécessite une connaissance suffisante des réalités naturelles ou culturelles différentes auxquelles ils réfèrent dans les deux langues.
L’homme en français est l’équivalent à l’être humain ou désigne un être de sexe masculin. En créole, nonm a d’autres sens. [10] La forme nonm est d’ordinaire péjorative.
Exemples : Sa nonm nan kwè l ye  ? (Pour qui se prend-il, ce mec ?)
Nonm sa a toujou ap bay traka. (Ce type cause toujours des ennuis)
Gad figi nonm nan  ! (voyez la tête – ou la gueule- du bonhomme !)
La forme fanm est péjorative dans des contextes similaires :
Sa fanm nan kwè l ye ? (Pour qui se prend-elle, celle-là ?)
Fanm sa a toujou ap bay traka ! (Celle-là cause toujours des ennuis).
Gad figi fanm nan (voyez la tête- ou la gueule- de la gonzesse).
La forme nonm peut être employée avec une certaine valeur positive dans des moments d’intimité. Exemple :
Nonm mwen, ou se nonm mwen (mon homme- mon mec, tu es à moi.)
Il faudrait ajouter gason (garçon) à cette liste pour avoir un emploi positif adressé au sexe masculin. Par exemple : Misye se yon bon gason (il est un homme bon, un type de bien).
Le mot fanm est utilisé parfois favorablement dans des expressions, accompagné ou non d’un adjectif valorisant. Exemples : bèl fanm « belle femme »- moun sa a se fanm tout bon. Se fanm wi « C’est une vraie femme » avec une nuance de courage, d’énergie, d’intrépidité. Dejean souligne que dans les cas où les locuteurs manifestent du respect, de l’admiration, de la reconnaissance ou des sentiments positifs envers une femme, ils utilisent une gamme de mots, dont le principal est fi mais qui comprend : dam, grann, lamè, madanm, makomè, matmwazèl, matant, manman, medam, sè, sò, etc. Elie Marc a eu l’heureuse idée de faire dire à Jésus : « Madanm », en Jn 2 :4 ; 19 :26. D’autres ont suivi la même voie : Bib la, 1985 ; Bòn nouvèl pou tout moun, 1975 ; Colimon 1974 ; Dejean Y. et P. 1962, 1967 ; Nouvo Testaman avèk Sòm yo 1960. Parisot, Evangile chaque dimanche, 1960. Une bonne traduction créole de Genèse 2 :21-23 par exemple devrait être plus sensible aux différents choix possibles en créole que de traduire femme par fanm à chaque fois. C’est pourquoi je propose de traduire toute cette section en Genèse de la façon suivante :

21. Lè sa a, Bondye fè yon bon dòmi pran moun nan. Li te rele Adan. Etan l ap dòmi, Bondye pran yon zo kòt bò kote l, li fè yon fi avè l. Apre sa, li fèmen twou ki te genyen an. 22. Se avè yon kòt Adan Bondye fè yon fi mennen ba li. 23. Lè Adan reveye, li wè fi Bondye te mennen pou li a, li di :

Aa ! Fwa sa a, men youn ki menm jan avè m nan !
Zo l se zo mwen,
Kò l se kò mwen.
Y a rele l fi paske se nan gason li soti.

21Alors l’Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit ; il prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place. 22L’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme, et il l’amena vers l’homme. 23Et l’homme dit : Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! On l’appellera femme, parce qu’elle a été prise de l’homme.

Interférences morpho-phonologiques

Il ne faut pas confondre la langue avec sa représentation graphique. La langue est indépendante de l’orthographe mais cette dernière dépend de la langue. Des interférences et des préjugés concernant la langue peuvent se manifester dans certaines formes graphiques. On peut le voir en examinant attentivement 4 ti liv evanjil yo (1967). Il s’agit du système graphique Faublas-Pressoir, orthographe phonologique insuffisamment formalisée et qui en outre ne date que de vingt ans. Les traducteurs étaient conscients de différences dans les « habitudes personnelles de prononciation » et du fait que « l’écriture oblige à choisir entre plusieurs formes possibles et légitimes » (préface en français, p. iii). Ils ne prétendaient pas « imposer une prononciation » particulière à la majorité créolophone unilingue ou « à la minorité bilingue » mais leur option était en faveur du « langage commun ».
En conséquence, ils ont manifestement évité un emploi de graphies visant à représenter systématiquement le contraste entre les quatre voyelles antérieures arrondies (qu’on pourrait écrire : eu- eù-un-u) de leur propre sociolecte créole et les voyelles non-arrondies correspondantes (e-è-en-i). Mais sur ce point particulier une certaine incohérence révèle interférences et préjugés favorables à une prononciation « élitiste » de certains termes.
A cet égard, l’écriture des noms propres est instructive et a subi une influence marquée de la traduction de 1960 de la Société Biblique Américaine : Nouvo Téstaman Ségnè é Sovè nou Jézu Kri avèk Sòm yo. Dans les deux versions, le nom de Jésus est toujours écrit : Jézu. Est-ce « parce que le nom de Jésus a longuement fait escale en France avant d’atteindre les rives d’Haïti » ? [11] Est-ce le poids de l’habitude de lecteurs-scripteurs francophones ? Est-ce une forme de respect, mais révélatrice d’un préjugé de classe ? Alors que la traduction de 1960 avait adopté la graphie Bon Dieu, celle des frères Dejean (1967) écrit exclusivement : Bon Dié. Maintenant, pourquoi l’auteur du premier évangile est-il Matié (9:9 ; 10:3) et celui du troisième : Luk ? Dejean [12] rapporte que l’examen de trois traductions du chapitre 22 de l’évangile selon Luc montre le traitement privilégié, mais incohérent, fait à /ü/ en face des parents pauvres /ø/, /œ/. NT (1960 : 125-127) : akuzé, figu, Juda, koutum, krusifié, Luk, lumin difé, pi plus, réuni, révolusion, tribunal ; i-n-è-d-tan, okin, pèp. Colimon (1974 : 183-185) : akuzé, Juda, Luk, unèd-tan, réyunion ; jij, jijé, Bondié, limiè, limin difé, profésè, vòlè ; Bòn nouvèl pou tout moun (1975 : 210-211) : akuzé, Jéruzalèm, Judé, lumin difé ; Bon Dié, diréktè, mésié, okinn, pèp. Remarquez le découpage de Bondié et de Luk dans ces différentes traductions. Un tableau comparatif présente à gauche les graphies de Dejean (1967) et à droite celles de NTSSnJK (1960) :

Dejean 1967 NTSSnJk 1960
Abiatar Mk 2,26 Abiata
Abraam Mk 12,26 Abraam Mt 1,2
Akélaus Mt 2,22 Akélaus
Arni Lk 3,33 Arni
Bartimé Mk 10,46 Batimé
Bézouin Jn 2,25 Bézouin Mt 6,8
Bèf Jn 2,14,15 Bèf
Bon Dié Jn, 1,1 Bon-Dieu Jn 1,1 Mk 11,22
Bonnè Mk 1,35 ; Lk 24,1 Bonn-è Mk 1,35 ; Jn 20,1
Dé (2) Jn 1,3,4 Dé Jn 1,35, 37, 40
Dézièm Jn 3,4 Dézièm Mt 26, 2
Déyò Jn 2,15 déyò Mt 3,31
Diskision Mk 9,14,16 Diskusion Jan 3,25
Divin Jn 2, 3,9,10 Du vin
Démon Mk 1,34 ; 3,15,2 ; 6,13 Démon
Eliézè Lk 3,29 Eliézèr Lk 3, 29
Emanuèl Mt 1,23 Émanuèl
Er Lk 3,28 Èr
Ituré Lk 3,1 Lituré
Izaak Mk 12,26 Izaak
Jéruzalèm Mt 2,4 ; 3,5 ; 4,25 ; Jn 1,19 Jéruzalèm
Jézu Jézu
Jijman Jn 3,19 Jujman
Jud Mt 13,55 Jud
Juda Mt 2,6 ; 3,1 ; 1,2,11 Juda Mt 1,2,11
Juda Iskariòt Mt 26,14,25,46 ; 27,3 Juda Iskariòt Mt 26,14
Judé Mt 2,5,22 ; 4,25 ; Jn 3,22 Judé Mt 3,1 ;2,6,25 ; 1,2,11
Katrè Jn 1,39
Kanbiz jn 2,8,9
Kè Jn 3,29 Kè Mk 3,5
Kirinius Lk 2,2 Kirinius Lk 2,2
Koulèv Jn 3,14 Sèpan Jn 3,14, Koulèv Mt 7,9
Lè Jn 2,4 Lè Jn 2,4
Limiè Jn 1,4 Lumiè Jn 1,4,7,8,9
Luk Luk
Malkus Jn 18,10 Malkus Jn 18,10
Matié 9,9 ; 10,3 Matiè 9,9 ;10,3
Mésié Jn 1,35 Msié Jn 2,9
Mézi Jn 2,6 Mézu Jn 2,6 ; 3,34
Msié Jn 1
Ogus Lk 2,1 Ogus Lk 2,1
Patizan Mk 5,31 Disip Mk 5,31
Premié Jn 20,1 Prémié Jn 20,1

Unsimpleregardsurle tableau comparatif d’un échantillon de quarante-trois exemples communs à Dejean (1967), colonne de gauche, et NTSSnJK (1960), colonne de droite, montre que Dejean a été influencé par NTSSnJK puisque 35 exemples sont totalement identiques et que quatre autres portent le même trait typique (bonnè – bonn-è, Emanl – Émanl, Er,- Èr, Ituré- Lituré). Les différences entre ces exemples (40 items) sont minimes. Ce qui indique que les ressemblances ne sont pas fortuites.
On remarquera que tous les noms propres qui ont la voyelle u dans leur forme française l’ont aussi dans la forme créole écrite adoptée. Le seul exemple de nom propre présentant une voyelle antérieure arrondie autre que u en français, savoir /ø / de Mathieu est transcrit avec é, Mt 9,9 ; 10,3. Ce n’est sans doute pas dû à l’exclusion consciente de la représentation d’une forme de créole utilisant systématiquement /ø-œ-y/, mais au simple fait que l’orthographe Pressoir-Faublas n’avait pas prévu de graphie spécifique de ces quatre voyelles. L’emploi de la lettre u pour la semi-voyelle de ui (Lk 1,59 ; Lk2,2 uitièm, NTSSnJK) a été étendu, comme en français à la voyelle correspondante. On peut constater dans le tableau comparatif que les seize adjectifs et noms communs notés dans les deux colonnes correspondantes ne présentent aucune graphie de voyelles antérieures arrondies chez Dejean (1967) au contraire des cinq exemples (diskusion, du vin, jujman, lumiè, mezu) de NTSSnJK.
Le cas des noms propres est une source de tensions pour tous les traducteurs. Par exemple, en ngambay (Tchad), il serait faux de rendre Jésus par Jezu, alors que cette langue ne connaît ni le son j, ni le son z, ni le son ü du français : « il faut « ngambayiser » le mot. » [13] De même, « on n’écrira pas Krist (en [sic] encore moins Christ) dans une langue qui refuse la finale consonantique ». [14] Christ est rendu par Kirisiti (ou Kilisiti, en gourma de Haute-Volta) à cause de la structure phonologique de cette langue où l’on doit mettre une voyelle à la fin d’un mot et intercaler une voyelle entre deux consonnes qui se suivent (cf. En japonais Churisumasu, qui rend le Christmas anglais). Chaque langue utilise son système phonétique et phonologique pour exprimer les noms propres et les noms de lieux. Aucun nom propre n’est pourvu d’une orthographe intouchable. Chaque langue « digère », moule les nouvelles données qu’elle reçoit et les reproduit selon son inventaire phonétique et phonologique. Sans se poser explicitement la question, les utilisateurs des premiers systèmes graphiques phonologiques ont spontanément transcrit, selon le système à leur disposition, les noms propres des traductions bibliques. Mais, faute de s’être posé la question, les scripteurs qui ont travaillé dans le milieu haïtien, de façon générale, ont agi d’une manière erratique dès les années 40, parfois suivant leurs habitudes françaises ou anglaises. De façon générale, on a l’impression que l’usager croit naïvement que la graphie originale des noms propres est intouchable et suprême illogisme et ironie, doit toujours se conformer à l’orthographe française. Ne faudrait-il pas « haïtianiser » certains noms propres retrouvés dans le texte biblique ? Par exemple, Woufous (Marc 15, 21 et Romains 16, 13) pourrait devenir, en plein accord avec l’étymologie et le sens latin de ce prénom : Tiwouj. On aurait en Romains « Di Tiwouj, nèg Bondye chwazi… »
La difficulté principale pour un traducteur haïtien, c’est sa familiarité avec des textes français dans la formulation et l’expression de ses connaissances bibliques et son manque absolu de familiarité avec des textes créoles qui, dans ce domaine particulier de la connaissance seraient déjà passés depuis des années dans son usage personnel quotidien et celui de sa communauté religieuse. D’un côté son esprit est imprégné de textes français, de tournures françaises, d’un moule français, survalorisés, surmémorisés, suremployés depuis l’enfance et l’adolescence. D’un autre côté il fait face à une absence, à un vide, en matière d’expression spontanée, en créole, de sa foi religieuse, de ses convictions religieuses, de ses questionnements, de ses efforts de réflexion, de ses doutes mêmes, sur des points particuliers de la doctrine apprise, souvent par coeur, et parfois de façon vague, insuffisamment explicite et claire.
Une telle situation influe sur la prononciation et le vocabulaire des bilingues haïtiens s’exprimant en créole. On en a de nombreux exemples dans toutes les traductions de passages ou de textes complets de l’Ancien et du Nouveau Testaments en créole. La prononciation, avec un minimum de vigilance, peut se conformer à une application régulière de la phonologie d’un sociolecte identifiable d’une minorité créolophone qui suit, sans en avoir conscience, un système phonologique créole, nettement distinct, à l’examen, du système phonologique français local. L’emploi systématique de quatre voyelles antérieures arrondies peut créer l’illusion de l’identité de la prononciation française et créole des locuteurs haïtiens bilingues. Par exemple :
(1) Jezu w sèvi a, dimanch tankou lundi, se seùl Bondyeu w, se sl soveù w.
(2) Ban m un peu nan pafun w nan.
Ces deux exemples, on pourrait les entendre, le premier, de la bouche de n’importe quel prêtre catholique, prédicateur ou pasteur évangélique, le second dans la conversation de n’importe quel bilingue d’Haïti, homme ou femme. La forme courte du pronom de deuxième personne du singulier /w/, après les quatre voyelles antérieures arrondies des bilingues haïtiens distancie systématiquement leur phonologie créole de la phonologie française. Ces exemples comportent quatre séquences que ne pourrait tolérer la phonologie d’aucune variété de français parlée en Europe, en Amérique, en Afrique, en Océanie. Ce sont les séquences : Voyelle finale de mot + /w/+ frontière de syntagme, en abrégé : V+ w + #
Ou : Voyelle finale de mot + /w/ + Consonne initiale de mot, en abrégé : V+ w + C. Totalement inconnues de la phonologie française, ces suites sont extrêmement courantes dans la parole privée ou publique de tous les bilingues haïtiens parlant créole selon les particularités régionales et/ou sociales de tout le territoire de la République.
En outre, elles sont susceptibles d’une transformation facultative chez tous les créolophones haïtiens sans aucun phénomène correspondant dans la phonologie française. D’où la possibilité (et la fréquence) d’une réalisation des exemples (1) et (2) en :

(3)[Ʒezuw] sèvi a ...[bõdjow]...[sovɔw]
=Jezou w...Bondyo w...sovò w
L’adoption irréfléchie et hâtive d’un bon nombre de termes des Bibles françaises, simplement soumis aux contraintes de (l’orthographe et) de la phonologie créole, est contestable. En fait, elle obscurcit le sens des textes pour la majorité des unilingues haïtiens. Elle se situe dans le domaine du lexique « liste ouverte », extensible, bref la partie la plus changeante de toute la langue. Plus généralement rappelons qu’hormis quelques formes dialectales locales et les particularités individuelles, on ne peut pas distinguer le vocabulaire des créolophones unilingues haïtiens parlant de culture des champs, de commerce, de métiers, de la vie chère, de football, de la rentrée scolaire, des événements politiques, mis à part les formes dialectales locales et les particularités individuelles. L’intention ici n’est pas de dire que tel mot est adéquat ou que tel autre ne l’est pas mais de montrer que les mots traduisent des sens dans des contextes donnés. Des mots qui expriment des réalités dans le monde du vaudou ne sont pas des mots vaudous, des mots du diable. Le mot en soi est porteur de la charge sémantique que le locuteur-auditeur veut bien lui donner.

Mais le sujet le plus préoccupant c’est le gauchissement de la syntaxe créole que révèle un examen attentif des traductions.

Interférences syntaxiques

Nous arrivons ainsi aux interférences syntaxiques. La violation de certaines règles syntaxiques du créole haïtien comme le principe d’adjacence stricte en vertu duquel rien ne s’intercale entre le verbe créole et son complément ou l’emploi de structures complètement inconnues de notre langue montre le manque de rigueur des traducteurs travaillant sur les différentes traductions de la Bible en créole haïtien. On peut lire la traduction complète de la Bible de Segond 1958, de Crampon 1939, de Fillion 1912, de Jérusalem 1956, de Liénart 1952, de Maredsous 1950, d’Ostervald 1958 sans y relever une pléiade de phrases qu’un locuteur natif français pourrait juger agrammaticale. Hélas, ce n’est pas le cas des traductions bibliques partielles ou complètes en créole haïtien. Etaler certains faux pas et les critiquer pourraient aider d’autres chercheurs à éviter ces faux pas et les inciter à la vigilance et à la rigueur dans le difficile travail de traduction en créole haïtien.
Prenons par exemple des cas de violations du principe d’adjacence stricte. On désigne par là une condition selon laquelle le verbe et son objet forment un groupe unique. En anglais, l’adjacence stricte (la stricte proximité) est une caractéristique du paramètre qui détermine le cas. Cela signifie que rien ne sépare le verbe et son complément, rien ne s’interpose entre le verbe et son complément à un niveau plus abstrait. En créole haïtien, le principe ou la condition d’adjacence stricte se maintient et se manifeste au niveau de la production des énoncés. Rappelons qu’en créole, il s’agit d’adjacence stricte même au niveau de la production où le verbe est indûment séparé de son complément. Soulignons l’élément mal placé dans les exemples suivants :

1. Marc 5,20 « Li pati, é li konmansé pibliyé nan zòn Dékapòl la, tou sa Jézu té fè pou li » (Il s’en alla, et se mit à publier dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui). La syntaxe correcte devrait être : Li pati, e tou sa Jezi te fè pou li, li konmanse pibliye l nan zòn Dékapòl la. Le verbe pibliye n’est plus séparé de son complément repris sous la forme d’un pronom. N’est-ce pas l’imitation servile de l’ordre des mots du texte grec, qui a provoqué cette erreur syntaxique dans la traduction de Marc 5, 20 ? Les traducteurs de NTSSnJK se sont aussi laissés prendre au piège : Li pran pibliyé nan Dékapol tou sa Jézu té fè pou li. Ils récidivent en Luc 8,39 : li pibliyé nan tout la vil la tou sa Jézu té fè pou li (il publia par toute la ville tout ce que Jésus avait fait pour lui). C’est sans doute le modèle de 1960 qui a inspiré, en suivant la reproduction mot à mot de l’original grec, l’erreur de syntaxe créole de 1967.
2. Marc 5,29 « Li santi nan kò l li géri ak maling nan » (elle sentit dans son corps qu’elle était guérie de son mal) au lieu de : « Nan kò l, li santi li géri ak maling nan. »
Le verbe santi retrouve le voisinage immédiat de la proposition qui lui sert de complément.
3. Marc 5,30 « Tou suit Jézu konnin, nan tèt li gin gnou fòs ki soti anndan-l » (Jésus connut aussitôt en lui-même qu’une force était sortie de lui). La meilleure traduction en créole haitien devrait être : « Tousuit, pandan yon fòs soti anndan Jezi, Jezi (gen tan) konn sa nan tèt li. » Ainsi, le pronom sa suit immédiatement le verbe konn. La répétition du sujet, Jezi, est parfaitement acceptable en créole.
4. Marc 5,16 « Moun ki té ouè yo, té rakonté biin rakonté kouman sa té pasé pou nèg démon té kenbé a ak afè kochon yo » (Ceux qui avaient vu ce qui s’était passé leur racontèrent ce qui était arrivé au démoniaque et aux pourceaux).
« Moun ki te wè yo, te rakonte ni kouman sa te pase pou nèg demon te kenbe a ni afè kochon yo. »
La forme simple, sans répétition du verbe, est préférable. D’où les changements à opérer en Luc 8,39 et 9,10. Pour souligner une emphase, on pourrait traduire « pa manke rakonte  »
5. Luc 8,39 « Rakonté byin rakonté tou sa Bon Dié fè pou ou » (raconte tout ce que Dieu t’a fait)
« Rakonte tou sa Bondye fè pou ou. »
Dans les exemples ci-dessus la condition d’adjacence stricte s’applique quand on a affaire à une répétition d’un verbe transitif. L’adjacence stricte a la propriété d’exiger la présence du complément immédiatement à la suite de la première apparition du verbe. C’est le premier verbe qui est la tête du groupe verbal. Le second n’en est qu’une reprise.
On a un autre exemple d’imitation servile de l’ordre des mots de l’original grec et d’un modèle français dans NtSSnJK : « manjé é bouè sa yo va ba nou » (1960) qui correspond à « mangeant et buvant ce qu’on nous donnera » (Segond 1958) ; « mangeant et buvant ce qu’il y aura chez eux » (Crampon 1939), renforcé par un modèle anglais « eating and drinking such things as they give » Authorized [king James] version, 1977 edition) ; « eating and drinking whatever they offer you » (Good News Bible 1982). Pourquoi l’ordre des mots du texte grec et de ses traductions françaises et anglaises ne viole-t-il pas le principe d’adjacence, si deux exemples ci-dessus sont en contradiction avec lui ? Rappelons encore une fois qu’en créole haïtien, il s’agit d’adjacence stricte même au niveau de la production, donc dans l’énoncé émis par la parole ou l’écriture. Nous avons affaire à deux verbes ayant le même complément.
Le traducteur de la Bible en créole ne peut se permettre de négliger la phonologie, le vocabulaire, la syntaxe, la pragmatique, les styles variés, de la majorité créolophone unilingue, des usagers actuels et potentiels de son texte. Il se doit de mettre en question ses préférences et ses répugnances personnelles. Le traducteur, ne doit-il pas questionner les préjugés religieux qu’il a développés à titre personnel ou qu’il partage avec sa famille, ses amis, son entourage, ses coreligionnaires, dans la mesure où ils pourraient interférer avec le sérieux ou la portée de sa traduction ? La question se pose dans une société où la pluralité des croyances religieuses coexiste avec le partage d’une langue commune.

Une nouvelle Pentecôte

Jean-Claude Bajeux [15] résume l’activité de l’église catholique comme prise « dans le piège de la société esclavagiste de Saint-Domingue » pour ensuite se dérouler à partir de 1804 dans « (l)a fiction d’un christianisme parlant latin-français jusqu’au réveil horrifié de la campagne anti-superstitieuse de 1942-1944. » Le grand absent, dans « l’évangélisation » d’alors, c’était le créole. Par voie de conséquence, comme le constate Rénald Clérismé [16] « très peu d’auteurs ont saisi le Vaudou dans sa complexité comme le vit le peuple lui-même. Très peu de pasteurs catholiques ou protestants ont saisi le Vaudou comme un phénomène magico-religieux comportant une dimension socio-politique très marquée. » Et de noter à la page 224 : « En gros on peut dire sans risque de se tromper que l’attitude du Christianisme face au Vaudou est basée sur un manque de connaissance du Vaudou pour ne pas dire sur l’ignorance tout court. »
« Manque de connaissance du Vaudou », « l’ignorance tout court », ces propos s’appliquent à la majorité des intellectuels gavés de lectures en français sur le « culte populaire » d’Haïti ou de textes en anglais sur le même sujet.
Contrairement aux idées que des anthropologues et ethnologues européens et américains et des intellectuels haïtiens prêtent aux masses rurales et urbaines d’Haïti, ces dernières sont profondément monothéistes et ne considèrent pas du tout les lwa comme des dieux, mais comme des esprits créés par Dieu, seul Grand Maitre. Ils sont religieux comme les Athéniens des Actes des Apôtres au chapitre 17. Sont-ils chrétiens ? C’est une autre question ; il faut reconnaître qu’il y a inexactitude à rendre le concept de lwa, exprimé par le mot lwa en créole, par les termes anglais ou français god ou dieu. Il y a une méconnaissance profonde de la pensée populaire, de son concept de lwa, de la langue créole dans laquelle les croyants du culte populaire expriment leurs croyances par la plupart des traducteurs qui se sont penchés sur la question de la traduction en créole haïtien.
Une observation fine et combien exacte de Yanick Lahens [17] s’applique à ce point : « Luc avait désappris à parler aux petites gens au milieu desquelles il était né. » La réflexion profonde et pertinente de Yanick Lahens résume bien en une seule phrase l’aliénation dont sont victimes des théoriciens (dé)formés par notre système scolaire. Littéralement, elle ne s’applique qu’à ceux qui sont issus des couches populaires. Elle vaut pour tous ceux qui sont passés par l’école haïtienne et qui ont atteint un haut niveau de connaissance, quelle que soit leur origine sociale. Leur expérience d’adultes à l’égard du créole parlé dans les milieux populaires est largement suffisante pour qu’ils aient eu l’occasion d’entendre des créolophones unilingues parler naturellement de leurs expériences quotidiennes.
Reprenant le jugement de Lahens sur Luc, est-ce qu’on ne peut pas constater un effet similaire de notre système scolaire inadapté et aliénant sur l’ensemble des responsables de l’enseignement religieux et biblique en Haïti ? Protestants et catholiques, pasteurs et prédicateurs, évêques, prêtres et catéchistes, enseignants et traducteurs de la Bible, est-ce qu’on ne peut pas dire de la plupart d’entre eux qu’ils ont « désappris à parler aux petites gens au milieu desquelles » ils étaient nés ? Idée que l’on rapprochera d’un propos de Paulo Freire [18] sur les participants aux séminaires de formation qu’il a dirigés dans des pays du Tiers Monde : « Ils faisaient des discours aux paysans dans une langue qui n’était pas celle de ces derniers. » Est-ce que bien souvent on n’annonce pas le message évangélique, on ne lit pas les textes bibliques, à l’immense majorité du peuple haïtien, aux ouvriers, aux travailleurs, aux mères de famille, aux « petites gens », aux paysans dans une langue qui n’[est] pas celle de ces derniers ?"
Les traducteurs de la Bible en créole doivent réfléchir sérieusement à la question de l’accessibilité du texte à la vaste majorité des créolophones unilingues. Chacun se doit dans ce domaine, par souci du bien commun, de travailler à « libérer sa propre langue de la suprématie de la langue dominante du colonisateur », selon une recommandation de Freire. [19]

Conclusion

Le traducteur scolarisé en français et qui traduit en créole haïtien, la langue de tous en Haïti, vit des contradictions internes de par sa formation/déformation à l’école et à l’université. Cette étude avait pour objectif d’identifier certains des préjugés linguistiques qui ont influencé et piégé les traducteurs haïtiens dans leurs travaux. Cet article pourrait certes être développé en étudiant plus de termes pour l’aspect lexico-sémantique, en classant mieux les exemples syntaxiques et en proposant des termes mieux adaptés au parler populaire de la population haïtienne. Mais ce projet aura servi à quelque chose s’il aide au moins à réfléchir sur le texte de la Bible qui doit nous parler de façon claire et simple, s’il nous pousse à réfléchir à nos préjugés linguistiques qui marquent nos jugements dans l’interprétation d’autres cultures et d’autres religions. Comme traducteurs et chercheurs il nous faut écouter attentivement le parler populaire pour étudier et connaître la langue du peuple afin de bien nous en servir – et ceci afin de permettre l’accès du peuple à la connaissance.

Références bibliographiques

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Bajeux, Jean-Claude, 1989 : « L’église en un Etat de dictature » in Le phénomène religieux dans la caraïbe. Ed. L. Hurbon, Paris, Editions Karthala, pp. 181-191.

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Chomsky, Noam, 1975 : Reflections on language, Pantheon Books, 1981, traduction française, Paris, Flammarion.

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Sellers L. M., 1990 : « A study and evaluation of the Haitian Creole Bible with recommendations for the Haitian Bible Society » Port-au-Prince, Société Biblique Haïtienne.


[1] Sellers L. M. (1990), « A study and evaluation of the Haitian Creole Bible with recommendations for the Haitian Bible Society. »

[2] Ferdinand de Saussure (1916), Cours de Linguistique générale (Payot : Paris), 62.

[3] Charles-Poisset Romain (1986), Le Protestantisme dans la Société Haïtienne, Contribution à l’étude sociologique d’une religion, Imprimerie Henri Deschamps, Port-au-Prince, Haïti.

[4] Voir mon analyse d’interférences lexico-sémantiques plus bas.

[5] Eugene Nida, traducteur et anthropologue américain, a contribué à donner à la traduction biblique une méthode de travail qui influence de nombreuses traductions dans le monde entier avec son élaboration de l’équivalence dynamique en traduction. L’objectif de l’équivalence dynamique est de rendre le texte biblique aisément compréhensible pour le lecteur non averti, et de permettre à ceux qui sont familiarisés avec la Bible d’apprécier d’une nouvelle manière le sens et la richesse de son message. Voir E. Nida, Comment traduire la Bible. Alliance Biblique Universelle, 1967.

[6] Pour un bon résumé voir : Justification (pp. 517-523) dans Dictionary of Paul and his letters ed. par Gerald F. Hawthorne.

[7] Il convient d’attirer l’attention ici sur l’utilisation de la voyelle antérieure arrondie [y]. On reviendra sur ce point dans l’analyse des interférences morpho-phonologiques.

[8] Cela n’a pas beaucoup changé aujourd’hui.

[9] Logos, bulletin trimestriel du département de l’évangélisation de l’église de Dieu en Haïti, # 1, Dec. 1996.

[10] Nous nous référons ici au traitement de Yves Dejean pour cette partie. Voir ’Femme et Fanm : faux amis,’ dans Homme et Femme, Dieu les créa. Cahier # 7 de la Conférence Haïtienne des Religieux. Port-au-Prince, Avril 1997.

[11] L’expression est de Yves Dejean dans Comment écrire le créole d’Haïti, p.424.

[12] Ibid, p.424.

[13] V. Cosmao et al. 1969 : 206 reproduit dans J.Claude Margot, Traduire sans trahir (L’Age d’Homme, 1979), 51.

[14] Ibid.

[15] 1989 : 118, dans le chapitre 9 de Le phénomène religieux dans la caraïbe, sous la direction de Laënnec Hurbon, Les Editions du CIDIHCA, Montréal.

[16] Ibid., 222.

[17] Yanick Lahens (1999), La petite corruption. Nouvelles, (Editions Mémoire : Port-au-Prince, Haïti), 109.

[18] Paulo Freire (1978), Lettres à la Guinée Bissau sur l’alphabétisation. Traduit du portugais par Alfred Hervé G., (François Maspéro, Paris), 95.

[19] Ibid., 145.

Charles, Ronald (ronald.charles@utoronto.ca)