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Grammaticalisations en créole haïtien : morceaux choisis

jeudi 24 avril 2003, par Fattier, Dominique

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L’étude prend appui sur la définition suivante : « the process whereby lexical items and constructions come in certain linguistic contexts to serve grammatical functions, and, once grammaticalized, continue to develop new grammatical functions » (Hopper et Traugott 1993 : XV). Une trentaine de cas de grammaticalisation sont examinés sur la base de données tirées de l’Atlas Linguistique d’Haïti (Fattier 2000) et de textes anciens. Ils sont classés dans les rubriques suivantes : parachèvements de grammaticalisations « françaises », grammaticalisations secondes (c’est à dire ayant pris effet sur l’entrée (input) constitué par les premiers), et nouveaux départs de grammaticalisation. L’approche du phénomène n’est pas monogénétique ; elle mentionne donc ceux des changements qui semblent avoir été induits par le contact des langues. Certains des changements étudiés ont un corrélat morphologique qu’il semble légitime de traiter en termes de dégrammaticalisations.

Introduction

La période très récente a été marquée, dans le domaine des études créoles, par la publication de plusieurs études sur la grammaticalisation : ainsi Véronique (1999), Kriegel et Neumann-Holzschuh (2000) et Detges (2000).
Le présent travail n’a d’autre ambition que de commencer à inventorier, de façon panoramique et dans le détail, les mécanismes du changement, et en particulier les mécanismes du changement syntaxique, qui ont été à l’œuvre dans la genèse du créole haïtien. L’accent est mis sur la grammaticalisation, ce qui n’empêche pas le cas échéant de faire état de l’intervention d’autres mécanismes en relation directe avec celui qui est examiné. L’étude prend appui sur la définition suivante : « the process whereby lexical items and constructions come in certain linguistic contexts to serve grammatical functions, and, once grammaticalized, continue to develop new grammatical functions » (Hopper et Traugott 1993 : XV).
Pour tenter de retracer les sources et de suivre les développements, nous ferons essentiellement appel à des données de langue contemporaines (corpus de l’Atlas Linguistique d’Haïti) [1] en les associant à des données attestées plus anciennes (corpus Ducoeurjoly 1802).

Etude de cas

2.1. Parachèvements de grammaticalisation : (verbes pleins >) verbes (semi-)auxiliaires > morphèmes TMA et autres morphèmes

Le créole haïtien a parachevé la grammaticalisation d’éléments lexicaux qui s’est opérée dès le français lui-même. Comme il est dit dans Gougenheim (1971 : 378), un grand nombre de périphrases verbales, d’origine populaire, apparaissent entre le XIVe et le XVIe siècle, « au milieu du désordre politique et social, en même temps que tant de mots nouveaux « frappés au coin populaire » […]. Cette coïncidence n’est certainement pas fortuite : il y a alors comme un jaillissement de langage populaire expressif et coloré. Ce caractère populaire est confirmé par les parlers créoles qui, dépourvus de toute norme grammaticale, ont exagéré certaines tendances expressives de la langue ». Si l’on ne peut en aucun cas suivre Gougenheim quant à l’absence de norme grammaticale dans les créoles [2], force est de constater qu’il avait vu juste s’agissant des périphrases verbales.
Dans ces périphrases, le verbe devenu semi-auxiliaire rejoint de ce fait les « catégories mineures » (classes relativement « fermées ») et son sens devient plus abstrait. Le créole achevant le travail de mise en grammaire, on passe d’une expression périphrastique des catégories sémantiques (significations temporelles, aspectuelles ou modales) à leur expression morphologique (DeGraff, à paraître [3]). Les formes composées des verbes français (auxiliaire être/avoir + participe passé) ont été perçues comme fondamentalement proches des constructions semi-auxiliaires + infinitif. Le fait pour le verbe être d’être mis à contribution dans les trois constructions suivantes a favorisé sa sélection et sa spécialisation (son recyclage) comme marqueur de temps antérieur te :

Il était parti
Il était après partir
Il était malade, il était dans la maison, il était ici
Dans ce dernier cas, être est un verbe copule susceptible de se construire non seulement avec des adjectifs attributs du sujet, mais également avec des groupes prépositionnels et des adverbes qui ont « les propriétés syntaxiques et interprétatives de compléments locatifs ou temporels » (Riegel et al. 1994 : 234 et sq.). Il convient de mentionner que l’auxiliaire être est également le verbe composé des constructions pronominales (il s’était lavé) et qu’il est employé pour la construction du passif (être + participe passé). Et enfin que dans sa forme composée (il a été), son participe passé est dans sa forme sonore très proche de la forme fléchie (plus que parfait). C’est donc un verbe qui, sous ses différents avatars, est caractérisé par la grande fréquence des occurrences, ce qui le rendait « saillant » aux oreilles de personnes qui avaient entre autres comme tâche d’analyser la langue-cible à quoi ils étaient exposés [4]. Sa grammaticalisation
[Nous n’avions pas encore lu le travail de Detges (2000) au moment où nous avons rédigé le présent article. Traitant en cognitiviste-pragmaticien de la genèse des marqueurs de temps dans les créoles français, il propose de distinguer deux types radicalement différents de restructuration, la grammaticalisation et ce qu’il baptise « creole-specific reanalysis ». Le marqueur de temps antérieur te/ti est, dans son approche, considéré comme le produit d’une telle réanalyse « spécifique ». N’étant pas familiarisée avec le cadre théorique dans lequel il évolue, nous n’entreprendrons pas de discuter dans le détail ses propositions. Quelques mots tout de même : outre que les avancées récentes en épistémologie de la créolistique nous ont appris à nous méfier de tels a priori sur la spécificité des créoles (voir certains des travaux de Degraff, par exemple), nous ne sommes pas vraiment convaincue par les assertions suivantes (p. 150) : « Etymologically, the forms et ti go back to Fr était. The use of té/ti as an anterior can be traced back to a periphrastic construction of the type il était à écrire ‘he was writing’. Nous considérons à l’instar de Chaudenson (1992 : 92, 142), que cite Detges, l’acquisition non guidée du français comme une source majeure du processus de créolisation. Et il nous paraît important à cet égard de citer un spécialiste de l’acquisition., W. Klein, qui écrit notamment (1989 : 83 sq.) : « L’une des tâches qu’il [l’apprenant] doit accomplir consiste à analyser le complexe sonore en unités plus petites, et à mettre ces unités en relation dans la mesure du possible avec des éléments de l’information parallèle. Nous appellerons cette tâche le problème de l’analyse. Pour résoudre ce problème, ce n’est pas seulement la capacité de perception qui est mise à contribution, mais l’ensemble des connaissances dont l’apprenant dispose à un moment donné sur la langue à apprendre ». Page 90, Klein précise que les « connaissances » en question ne sont pas toujours justes et assurées : il peut s’agir de suppositions dont l’apprenant n’est pas sûr qu’elle soit pertinentes, ou qu’il tient pour sûres à un moment donné mais qui se révéleront par la suite fausses ou incomplètes. Il nous semble que faire de Cr té/ti le simple aboutissement de Fr était (dans était à écrire) passe complètement sous silence le fait que toute une information parallèle - en l’occurrence les connaissances que l’apprenant possédait ou croyait posséder sur la langue-cible - était probablement disponible : les premières générations d’apprenants avaient sans doute de nombreuses occasions d’être exposés aux formes que nous avons appelées, pour simplifier, des avatars du verbe « être » ; leur analyse en a fait le morphe te. D’un point de vue « cognitif », un tel silence n’est-il pas dommageable ? Ces connaissances parallèles sont une donnée qu’il convient d’avoir à l’esprit quand on se pose la question de « trouver une explication qui rende compte du fait que certains éléments grammaticaux disparurent tandis que d’autres furent retenus » (Detges 2000 : 146, dans notre traduction). Nous considérons donc jusqu’à nouvel ordre té/ti comme le produit d’une analyse (au sens acquisitionniste du terme) ayant entraîné en langue le parachèvement d’une grammaticalisation.]
se lit dans le changement de son statut (de verbe auxiliaire à marqueur de temps antérieur, le « trait commun » aux constructions ci-dessus), d’un blanchiment sémantique (n’est conservée qu’une des catégories flexionnelles dont il se trouvait au départ investi) et d’une attrition phonétique. Elle constitue selon nous le point de départ de tout un ensemble de grammaticalisations. Elle intervient peut-être dans le fait que sont courantes en créole les expressions prédicatives qui ont la particularité de se présenter comme la simple juxtaposition de deux variables (se prêtant au questionnement), la place que pourrait occuper un élément prédicatif explicite (du type du verbe-copule être) étant laissée vide (Creissels 1995 : 51) comme dans la phrase suivante : liv la enteresan (le/ce livre (est) intéressant) [5].

· était/été > t(e)
Marqueur de temps antérieur. Te est un clitique phonologique (Cadely 1997) qui peut se réaliser sous une forme pleine ou sur une forme réduite.

A m pa t la ! ‘ah je n’étais pas là !’ (2015, 20) [6]
M t ap manje la wi ! ‘j’étais en train de manger là !’ (2015, 6)
Li kapab te malad tou ‘il peut aussi avoir été malade’ (2015, 11)
Te konn gen blan isit ‘il y avait des blancs ici’ (2030, 9)

· être après + infinitif > ap/pe/ape
Marque d’aspect duratif (valeur par défaut : le morphème ap assume plusieurs valeurs référentielles selon les contextes et les unités auxquels il s’unit) [7].

Tann mwen m ap vini m ap manje ‘attends-moi, j’arrive, je suis en train de manger’ (2016, 14).
N ap toujou ka ale kanmèm ‘nous allons toujours pouvoir partir quand même’ (2029, 6)

· aller (va) + infinitif > grammaticalisations multiples
Cette périphrase verbale a, de façon remarquable, donné lieu à ce qu’on pourrait appeler une polygrammaticalisation [8], liée à la variété des contextes dans lesquels la périphrase était autrefois employée. Différentes valeurs de contexte ont ainsi fait l’objet d’une saisie :

a) aller (va) + infinitif  [9] > va/ava/av/a
Morphème de futur (déjà grammaticalisé en créole colonial, cf. Ducoeurjoly : 292) :

M va ale, m av ale nan tout mache, fè vit lèfini ou va al jwé ‘j’irai, j’irai dans tous les marchés (2019, 4, 11, 17)
Lè m a fini m av achte on lòt m a mèt ladan ‘quand j’aurai fini, j’achèterai un autre, je mettrai dedans’ (2019, 1)

b) allons + infinitif  ! > allons nous (créole colonial) [10]> annou/ann.
La périphrase formulée à l’impératif a fait l’objet d’une grammaticalisation propre [11] par soudure. Ce morphème s’utilise pour l’expression de l’impératif aux premières et deuxièmes personnes du singulier et du pluriel ainsi qu’à la troisième personne du singulier :

Ou menm, ann al avè m ! ‘toi, viens avec moi !’ (1992, 19)
Yon moun ann al avè m ! ‘que quelqu’un vienne avec moi !’ (1992, 19)
Annou fè on ti dite pou li ‘faisons une petit tisane pour lui’ (1992, 3)

c) ne va pas + infinitif > n’a pas(créole colonial [12]) > pa.
C’est également une périphrase à verbe aller, à la forme impérative négative cette fois (politesse), qui pourrait bien constituer l’étymon du morphème pa qu’on trouve à l’impératif négatif :

Pa joure gramoun ‘n’injurie pas les grandes personnes’ (2035, 5)
Pa janm fè sa ankò ‘ne refais jamais ça’ (2035, 6)

· vouloir + infinitif > vouler > vle
Cet auxiliaire servant à l’expression du futur (imminence d’un procès) a été relevée uniquement dans des zones relativement isolées d’Haïti (ailleurs vle ne signifie, semble-t-il, que vouloir). Il est attesté et connaît encore une flexion (réduite) chez Ducoeurjoly qui le traduit à l’aide d’un futur. Ce verbe dont la forme témoigne d’un processus de changement (la régularisation analogique de la terminaison de l’infinitif sur celle des verbes du premier groupe) a pour source une périphrase verbale. La construction créole rappelle le futur analytique du latin classique cantare volo, et celui du roumain volo cantare ( -> voiu cînta) (Marchello-Nizia 1999 : 109-110).

Dòmi a vle pote l ‘le sommeil est sur le point de/va très bientôt l’emporter’ (2042/20)
Yo vle mouri ‘ils vont mourir’ (2018, 2)
En français le verbe auxiliaire vouloir peut, d’après Grevisse (§655, p. 601) [13], servir à indiquer une action qui est très près de se réaliser et qui est présentée comme si elle dépendait de la volonté du sujet (volonté qui est, à l’occasion, prêtée aussi à des choses) : [...] Il VEUT pleuvoir (dans Brunot, La pensée et la langue, p. 465) [14]. [Selon Brunot, cette forme de « futur prochain » est « usitée seulement dans le Sud et dans l’Est ; elle n’est pas parisienne ».]. Grevisse précise en note que A. Thérive (Procès de langage, p. 167) affirme que, contrairement à ce que dit Brunot, elle a cours même à Paris.

· ne faire que + infinitif > fèk
Ce morphème aspectuel saisit le procès immédiatement après son stade final. Grevisse (§655, p. 599) : Ne faire que de ne doit pas être confondu avec ne faire que. Cette dernière locution, suivie d’un infinitif, sert à marquer, soit la continuité, soit la restriction […]. Au XVIIe siècle, la distinction n’était pas encore établie  : Holà ! Ne pressez pas si fort la cadence ; je ne FAIS QUE sortir de maladie (Mol., Préc., 12).

M fèk leve anba maladi ‘je relève tout juste de maladie’ (2024, 10)
Nou fèk komanse ap pale ‘nous venons tout juste de commencer à parler’ (2024, 15)
Li fèk fin manje ‘il a tout juste fini de manger’ (2023, 8)
Li fèk sòt vini ‘il vient à peine d’arriver’ (Dejean 1982 : 35)
Dans le Nord d’Haïti, on use d’un tour qui est une variante du précédent et dont la source est tout aussi transparente : ne faire rien que de + infinitif > fè rèk/fè ank
Zé a fèrèk ponn ‘l’œuf fait rien que/vient tout juste d’être pondu’ (833,3).

· finir de + infinitif > fin
Auxiliaire d’aspect accompli. Saisit le procès après son stade final. Distinction grammaticalisée en créole colonial (Ducoeurjoly : 376).

Lè nou fin pale, m ap pati‘quand nous aurons fini de parler, je partirai’ (2023, 15)
Depi kochon yo te fin touy ‘depuis que les cochons ont été tués’ (2023, 11)

· sortir de+ infinitif > sòt/sot
Auxiliaire d’aspect (procès saisi immédiatement après son stade final, passé très récent). Distinction grammaticalisée en créole colonial (Ducoeurjoly : 363, 371).

L sòt chache manje pou bèf ‘il vient de cueillir du manger pour les bœufs’ (2026, 3)

· prendre à + infinitif > pran
Marque d’aspect inchoatif. FEW IX, 341 : Fr. prendre à faire qch ‘se mettre à, commencer à’ […]. On trouve dans Le bon usage (Grevisse § 759, p. 703, note 6) la remarque suivante : « Partir à, se prendre à, avec un infinitif, marquent à peu près comme commencer à ou se mettre à, l’aspect de l’entrée dans l’action : […] Abel Zamian se prit à boire (Id.,Cri des profondeurs p. 127). Cf. aussi comm. 2076.

L pran kriye‘il s’est mis à crier’ (2028, 18)
Dan an pran fè m mal ‘la dent s’est mise à me faire mal’ (2028, 19)
On ne confondra pas cette particule avec le lexème verbal pran (prendre).

· en venir à/devenir  ? + infinitif > vin
En ce qui concerne cette particule d’aspect inchoatif, on hésite quant à la source.

Manje a vin ap bouyi ‘le manger en est venu/s’est mis à bouillir’ (2027, 3) [15]
M pa t renmen entèl, kounya m vin renmen l ‘je n’aimais pas un tel, maintenant j’en suis venu/je me suis mis à l’aimer’ (2027, 18)
Epi l vin gwo ‘et puis il est devenu gros’ (2227, 7)
O entèl ou pa manke vin bèl ‘oh une telle, tu ne manques pas d’être devenue belle’ (2027, 11)
On ne confondra pas cette particule avec le verbe vini, dans certains contextes réalisé facultativement sous la forme courte vin, et qui est l’aboutissement du verbe venir  :
Lè rivyè a vini, li vin sal ‘quand la rivière arrive, elle arrive sale’ (2027, 13)

· n’être qu’à + infinitif > annik/neke/nèk
L’aboutissement de cette périphrase emphatique à valeur de duratif est un adverbe qui contribue à l’expression de l’aspect et dont la position n’est pas totalement fixe. Dans Ducoeurjoly (343) figure un morphème de négation necque/nécqué/necq issu du négateur restrictif français ne .. que qui ne semble pas avoir eu de postérité.

M annik rive l bon m manje ‘je suis à peine arrivé qu’il m’a donné à manger’ (2025, 15)
Annik m rive m retounen ‘à peine suis-je arrivé que je m’en suis retourné’ (2025, 7)

· être prêt à/pour + infinitif > prèt pou/prèt a
Particule aspectuelle (stade antérieur au début de la réalisation du procès). Grevisse (§ 943, Hist., p. 981), après avoir noté que Prêt à est formé de l’adjectif prêt (variable) suivi de à, et signifie ‘disposé à, préparé à’, précise qu’à l’époque classique, prêt à pouvait signifier non seulement ‘disposé à’, mais encore ‘sur le point de’ : Rome, prête à succomber (Boss., Hist., III, 7).

M prèt pou fini, m prèt a fini ‘j’ai presque fini’ (2165, 10)

· être capable de + infinitif >kapab/kap/kab/ka
Particule modale avec plusieurs valeurs référentielles : déontique (possibilité) ou épistémique (probabilité). Sur la carte 2029 de l’ALH, la particule modale est le plus souvent employée avec un sens déontique. Mais dans quelques réponses, elle l’est avec un sens épistémique. A date ancienne (Ducoeurjoly : 344), n’est attestée que la valeur déontique. Signalons que Traugott (1989) fait à propos de l’anglais l’hypothèse que les valeurs déontiques précèdent diachroniquement les valeurs épistémiques.

Li pa ka kale m ‘il ne peut pas me battre’ (2029, 2)
I ka pa vini ‘elle peut ne pas venir’ (2029, 1) [16]
Li kapab te malad tou ‘elle peut aussi avoir été malade’ (2029, 11)
L kap pa tonbe ‘elle peut ne pas tomber’ (2029, 20)
N ap toujou ka ale kanmèm ‘nous allons toujours pouvoir partir quand même’ (2029, 6)
On ne confondra pas cette particule avec le verbe :
Li pa kapab ‘elle ne peut pas’ (2029, 16)

· savoir + infinitif > savé (créole colonial) > sa
Particule modale. Savé est employé comme verbe modal dans Ducoeurjoly (360, 368, 377). Le morphème assume de nos jours plusieurs valeurs référentielles (déontique ou épistémique).

Li pèd pawòl, li pa sa pale ‘il a perdu la parole, il ne peut pas parler’ (2029, 13)
Pou m travay pou m sa pa mouri ‘je dois travailler pour pouvoir ne pas mourir’ (2029, 11)
M ap jete enpe pou m sa chanje l ‘je jette un peu pour pouvoir le remplacer’ (2029,11)
On ne confondra pas avec l’homonyme : yon nèg save (un homme savant, un lettré).

· ne pas être foutu de + infinitif > pa fouti
Cette particule (valeur déontique) qui ne s’emploie qu’à la forme négative est susceptible d’alterner avec la particule modale ka ou de lui être associée :

M pa fouti manje anyen ‘je ne peux rien manger’ (2033, 3)
M pa fouti parèt devan entèl ‘je ne peux pas me présenter devant un tel’ (2033, 5)
M pa fouti ka manje anyen ‘je ne peux rien manger’ (2033, 6)
Mwen pa ka manje ‘je ne peux pas manger’ (2033, 17)

· être maître de + infinitif > mèt
Particule modale. On ne trouve pas de trace de cette particule chez Ducoeurjoly. Comme la particule modale ka, mèt a le plus souvent un sens déontique. On relève cependant des emplois épistémiques.

Ou mèt rete ‘tu peux rester’ (2031, 1)
L te mèt te gen pye lam nan, li rache yo desann ‘il pouvait bien y avoir des arbres à pain, il les abattait’ (2031, 13)

· prendre garde de + infinitif > prin gard [V] > pinga
On ne trouve pas encore de trace de ce morphème de défense chez Ducoeurjoly où est cependant attesté l’emploi de la locution verbale prin gard (388) dans des phrases assertives qui sont toujours au futur (tu vas prendre garde de .. ; atténuation d’ordre).

Pinga anyen touche yo ‘que rien ne les touche’ (2035, 14)
Pinga ou janm fè sa ankò ‘fais attention de ne jamais refaire ça’ (2035, 2)

· être pour + infinitif ? > pou
Particule à valeur modale d’obligation et de futur.

Mwen pou marye semèn pwochèn ‘je dois me marier la semaine prochaine’ dans DeGraff op. cit.
Ce morphème ne doit pas être confondu avec l’homophone pou des phrases suivantes [17] :
Pon an pou l travèse ‘(c’est) le pont qu’il doit traverser’ (2022, 15)
Se sa a pou pran ‘c’est ça qu’il faut prendre’ (2022, 14)
Lè n fin pale pou n al lavil ‘quand nous aurons fini de parler, il nous faudra aller en ville’ (2058, 15). (cf. en complément les cartes 2034 et 2078).
Il convient de mentionner une tournure familière utilisée dans le Nord de la France (donne-moi le plat pour moi servir) et qui présente exactement le même ordre des mots que les trois phrases créoles ci-dessus [18].

2. 2. Grammaticalisations secondes (soudures)

· te + va > ta
Marqueur de futur hypothétique. Issu de la soudure syntaxique des morphèmes de temps antérieur et de futur (voir ci-dessus), il leur est donc postérieur. Cette soudure s’explique sans doute par la formation d’une unité accentuelle (le morphème va connaît dès le créole colonial une réduction phonétique dans certains contextes : n’a voir ça dans deux trois jours, Ducoeurjoly : 380) et quand à te, il est cliticisable. Un tel cas de figure a été repéré par Hopper et Traugott (1993 : 40) qui mentionnent « the combining of two or more words into one, usually with consequence for semantics, phonology (and sometimes also syntax) from the perspective of the new whole word and the former individual parts ».

M ta jwenn youn m ta manje ‘j’en trouverais une, je (la) mangerais’ (2021, 4)
Ce marqueur semble n’avoir émergé que tardivement (dans un recueil anonyme daté de 1811) et encore combiné, à cette époque, à la forme fléchie du verbe : mo t’a voudrai pouvoir passé li dan droumi ‘je voudrais pouvoir le passer dans le dormir’. Pour former le conditionnel présent en effet, le créole colonial antérieur use d’une autre solution, consistant en l’emploi du morphème te (temps antérieur) suivi de thèmes verbaux fléchis en –ré : nou te voudré provisionné nou (p. 367), une solution qui ne s’est pas imposée. On ne peut s’empêcher de noter que, quelle que soit la solution inventée dans différents états du créole, le futur hypothétique entretient une relation proche avec le temps antérieur (nou té voudré > nou te va voudrai > nou ta vlé).

· apre (ap/ape) + al(e) > pral/apral/prale/pray
Marqueur de futur (que la réalisation du procès soit imminente ou non). Cet ensemble de formes est à verser au dossier de la polygrammaticalisation de aller (cf. supra). Il n’y a pas de trace de ce morphème issu d’une soudure syntaxique dans l’ouvrage de Ducoeurjoly, ce qui laisse penser que sa grammaticalisation pourrait être relativement tardive. Cependant, on note dans toutes les variantes la présence d’une consonner qui est une consonne étymologique (< être après), peut-être sortie de sa latence à des fins de désambigüisation (ap pale versus apr ale) [19].

2 .3. Nouveaux départs de grammaticalisation

Sous ce titre, nous entendons évoquer quelques cas de grammaticalisation qui ne constituent ni des parachèvements de grammaticalisations « françaises », ni les grammaticalisations secondes qui se sont produites à partir de l’input constitué par ces derniers.

2.3.1. Grammaticalisation d’éléments lexicaux (item lexical > morphème)

· part > pa

Morphème utilisé dans l’expression de la « possession » (Fattier 2000b : 45). Il connaît différents emplois : comme outil de la détermination « possessive d’insistance » [20] :

Chat pa m nan ‘mon chat à moi’ (1983, 6) [21]
et comme « pronom possessif » :
mango pa w la se li k pouri ; pa m nan pa pouri ‘ta mangue à toi c’est elle qui est pourrie ; la mienne n’est pas pourrie’ (2008, 16) [22]
La source se trouve très probablement dans des langues africaines de substrat (Fattier 2000b : 45). Creissels (1991 : 133) remarque que dans beaucoup de langues négro-africaines, « la réduction du syntagme génitival s’effectue au moyen d’un morphème spécial se substituant au terme déterminé ». Et il ajoute que les morphèmes qui permettent de réaliser cette réduction dans différentes langues ont été à l’origine des substantifs signifiant « chose » ou « part » qui se sont spécialisés dans un emploi anaphorique en position de terme déterminé d’un syntagme génitival [23]. S’agissant de la chronologie relative des événements, nous faisons l’hypothèse qu’à l’origine, les groupes dont le noyau est pa sont des substituts du déterminé (opération de « réduction discursive » selon Creissels p. 79) et que fut postérieur l’emploi comme spécificateur dans une construction déterminative : Kay a Michèl ‘maison à Michel’ > Pa Michèl ‘celle/part de Michel’ > Kay pa Michèl ‘maison part/celle de Michel’. Le fait que le français admette comme grammaticales des séquences comme ça, c’est la part de Michel (au sens précis de partie de nourriture qui revient à Michel et non, par exemple, à Jean : à la différence de la construction créole, il n’y a là en français aucune réduction discursive et la part n’est dans cet exemple aucunement l’équivalent de celle) n’a pu que favoriser l’implantation en créole d’un mode de réduction discursive qui est à l’origine africain. La grammaticalisation depart est la conséquence de cette implantation ; elle s’est accompagnée d’une évolution sémantique, le signifié de part devenant plus abstrait [24].

· tête > *pour tête > poutèt

Subordonnant de cause. Ce morphème n’est pas attesté chez Ducoeurjoly. Sa forme même suggère qu’il y a eu une étape intermédiaire avec le passage d’un emploi prépositionnel (pou tèt ‘pour (la) tête’) à un emploi causal (impliquant une soudure syntaxique). Le contraste entre les deux exemples suivants témoigne peut-être d’une transition en cours ; dans la première phrase le marqueur causal est en quelque sorte complété par la relative causative ki fè comme si poutèt à lui seul ne suffisait pas à introduire l’explication de l’énonciation de la proposition suivante :

Poutèt li malad la ki fè m vini ‘parce qu’il est malade qui fait que je suis venu’ (2223, 17)
Poutèt sa m te fè l la m pa ka ale ‘à cause de ce que je lui ai fait, je ne peux pas (y) aller’ (2207, 17)

Cette innovation permet de constater que les créateurs du créole haïtien n’ont pas fait exception à l’assertion selon laquelle « […] there is the general tendency for humans to conceptualize highly general abstract notions in terms of specific concrete notions by means of metaphor » (Claudi et Heine 1986).
A propos du rôle joué par ce trope dans le changement linguistique, Heine, Claudi, Hünnemeyer (1991 : 151-152) utilisent le terme de ‘source concept’ pour désigner ceux des concepts qui entrent dans des processus de grammaticalisation : « Some entity is a source concept only with reference to some other, more ‘abstract’, concept which may itself be the source of another, even, more ‘ abstract’, concept ». Les parties du corps sont par exemple souvent recrutées comme concepts-sources pour l’expression de concepts grammaticaux en raison de leur localisation relative. Mais d’autres caractéristiques, ajoutent-ils, sont également exploitables : « […] and the observation that the head as the center of intellectual activity is responsible for human behavior might have induced the choice of « head » as a reference point for some more abstract concept, CAUSE/PURPOSE, which again has triggered the grammaticalization of « head » as an adposition and/or complementizer of cause/finality » (Heine, Claudi, Hünnemeyer 1991 : 152).

· corps > kò ; tête > tèt

Marqueurs de réflexivité [25].
« One should also mention that various body parts as well as the term ‘body’ itself have provided the source for the development of reflexive pronouns in many African languages (Heine, Claudi, Hünnemeyer 1991 : 152). Chaudenson (1974 : 734) note de son côté que les dialectes de l’Ouest français utilisaient encore au XVIIe siècle la locution son corps comme substitut du pronom réfléchi.
En créole haïtien, la diathèse réfléchie s’exprime généralement à l’aide du nom du corps ou à l’aide d’un nom référant à une partie du corps (tête, et plus rarement cœur, cou, figure, en relation avec le sémantisme du verbe), accompagné d’un déterminant possessif et plus rarement d’un déterminant défini (il arrive également que le pronom personnel postposé soit employé dans une interprétation réfléchie). Mufwene (2000 : 114-124) écrit à propos du créole haïtien que si cette langue a bien une construction réfléchie, c’est « une tout autre question de déterminer si [ces] constructions au départ possessives peuvent être qualifiées de pronoms réfléchis ».

Li touye tèt li ‘il s’est tué’ (2009, 16)
Li touye tèt la anba ri ‘il s’est tué sous le rire, il est mort de rire’ (2009, 10)
Avanse kò nou, rekile kò nou  ! ‘avancez-vous, reculez-vous !’ (2010, 19)
Pafwa mwen menm m gen dwa avoka tèt mwen, pou kò m ‘parfois moi je dois me faire l’avocat de ma propre personne’ (1208, 19)

· connaître > konn

Particule d’aspect habituel.

M pa konn nan ale avè moun ‘je n’ai pas l’habitude d’aller avec les gens’ (2030,7)
M konn tande moun yo di konsa ‘j’ai l’habitude d’entendre les gens dire comme ça …’ (2030, 2)
On ne confondra pas avec le verbe : èske m konnen w ? ‘est-ce que je te connais ?’ (2030,1).
Il est intéressant de constater que la locution française familière ça me connaît est porteuse elle aussi d’un sème d’habitualité (elle est glosée par « j’y suis habitué, je connais cela très bien » dans le Grand Robert de la Langue Française, à l’entrée connaître).

· bailler > bay/ba [+V2] > ba/ban

Marqueur grammaticalisé d’un rôle thématique [26]. On a affaire ici à un item lexical qui n’a pas été grammaticalisé dans sa position syntaxique d’origine. Il est nécessaire de postuler une étape de transition en précisant d’emblée que les deux « étapes » (série verbale et préposition) coexistent actuellement (carte 2061 de l’Atlas Linguistique d’Haïti). L’interprétation des phrases suivantes est étroitement induite par le contexte linguistique et extralinguistique :

Pran sa a bay pitit mwen an ‘prends ça (et) donne (à) mon enfant’ (2061, 7)
Pran kreyon sa a bay Premis ‘prends ce crayon (et) donne (le) (à) Prémice’ (2061, 15)
Pote ba Wozli pou mwen ! ‘porte (ça) à Wozli pour moi (= à ma place) !’ (2061,17)
Al chache mango mi an pòt ban mwen ‘va chercher cette mangue mûre (et) apporte-la- moi’ (2061, 16)
La préposition pou peut de nos jours être substituée à ba, avec cependant une modification sémantique :
Pote sa a pou mwen ‘apporte ça pour moi (= à ma place)’ (2061, 18)
Pote sa ba entèl ‘apporte ça à untel’ (2061, 18)

Ce qui rend possible la grammaticalisation est l’utilisation à date ancienne de bailler comme verbe sériel pour véhiculer un sens datif ou bénéfactif avec les verbes triadiques : « NP1 apporte NP2 pour/à NP3 » en vient à être interprété comme « NP1 apporter NP2 donner NP3 ». Les verbes comme pote qui prennent trois arguments (< agent-source, thème, but >) voient assez systématiquement [27] ba remplacer à dans le syntagme prépositionnel qui exprime le rôle thématique ‘but’, la grille de sous-catégorisation syntaxique étant tantôt : < N, N, P > porté z’acra ba moué (Ducoeurjoly : 286), tantôt < N, P, N > porté bay-nou nion coupe galette biscouit blanc (Ducoeurjoly : 361). Le changement de position syntaxique s’accompagne d’un changement sémantique pour bay, désormais V2, et plus abstrait.
Cette grammaticalisation illustre bien l’un des quatre principes heuristiques de Hopper (1991 : 22), le principe de ‘stratification’ (layering) selon lequel « within a functional domain, new layers are continually emerging. As this happens, the older layers are not necessarily discarded, but remain to coexist with and interact with the new layers » [28]. Dans le même temps que bailler se grammaticalisait, il se maintenait par ailleurs comme membre de catégorie majeure : bailler [+V] > bay [+V], tout en voyant se restreindre ses possibilités de construction. On observe en effet aujourd’hui mais également à date ancienne (Ducoeurjoly : 353, 379) qu’avec ce verbe créole triadique, le syntagme qui reçoit le rôle thématique but est dépourvu de marque de son statut (absence de tout morphème casuel) et qu’il suit immédiatement le verbe (< agent-source, but, thème >), la grille de sous-catégorisation syntaxique étant donc modifiée : < N, N, N >. La suppression de la possibilité de faire varier l’ordre des arguments de bay [+V] est peut-être liée à la spécialisation dont il a fait l’objet parallèlement.

Pitit gason mwen an, w ap ban mwen n ‘mon petit garçon, tu vas me le donner’ (2061, 20).

· dépasser > depase/pase [+V2] > pase

Subordonnant comparatif. Comme le morphème précédent, pase n’a pas été grammaticalisé dans sa position syntaxique d’origine. La grammaticalisation n’est pas récente : on trouve le morphème passé dans « La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage nègre » [29] (Fattier 1996 : 21) et chez Ducoeurjoly (143) : mo ba vou passé l’autre ‘je vous en donne plus qu’à un autre’. La source en est clairement une structure sémantique africaine d’évaluation quantitative repérée par Manessy (1989 : 95) et qui transparaît, écrit-il, dans le pidgin-english camerounais (i di tshop pas mi : il mange dépasse moi ; i bik pas mi  : il est plus grand que moi).
De nos jours, pase est un constituant d’une structure d’évaluation quantitative (pito … pase/pase …pito ou pi … pase). Son étymon subsiste comme adverbe de degré marquant l’intensité excessive.

I pi wo pase w, i depase w ‘il est plus grand que toi, il te dépasse’ (2209, 3)
Pase bopè nanpwen ‘dépasser beau-père, il n’y a point ; il n’y a personne qui puisse être comparé à mon beau-père’ (2069,3)
Timoun nan manje depase ‘l’enfant a mangé à dépasser (le niveau toléré) ; l’enfant a trop mangé’ (2109,1)
Pase ou kanpe pito ou chita ‘plutôt que de rester debout, assieds-toi’ (2039, 16)
M pito m mande pase m volè ‘j’aime mieux demander plutôt que voler’ (2039, 5)
Mayi moulen pi kenbe moun pase diri ‘le maïs moulu tient plus au corps que le riz’ (2197, 3)

On ne confondra pas les formes précédentes avec le verbe depase :
Ou ap fè yon bagay ki depase ou (tu es en train de faire quelque chose qui te dépasse).

· plaider > plede

Auxiliaire d’aspect progressif. Une série verbale est sans doute une étape de transition. La grammaticalisation de plaider ne s’accompagne pas d’attrition phonétique (caractère récent ?). Elle est particulièrement intéressante : comme le rappelle après d’autres chercheurs Peyraube (2002), les items lexicaux généralement enclins à être grammaticalisés appartiennent à des champs lexicaux généraux, et si ce n’est au vocabulaire de base des langues, du moins à des éléments aisément accessibles. Ce sont des hyperonymes (superordonnés) comme donner, aller, prendre, finir qui aboutissent en diachronie à des morphèmes grammaticaux. Dans les travaux sur la grammaticalisation, est répandue l’idée que ce n’est jamais le cas de verbes spécialisés comme murmurer, transmettre, déguerpir, pincer ou parachever. Hagège (1993 : 212), ajoute-t-il, a développé cette idée en posant le principe MGMF (« more general more frequent ») : les locuteurs utilisent abondamment les mots qui expriment les notions générales de la vie quotidienne. Le morphème créole plede constitue un intéressant contre-exemple. Il illustre de plus relativement bien le type particulier d’abstraction (isolating abstraction selon Heine, Claudi et Hünnemeyer 1991 : 156), qui consiste à isoler une propriété particulière ou un trait qui n’est pas forcément une caractéristique centrale d’un concept donné (« […] separates one particular property or feature which is not necessary the ‘core’ ou ‘nucleus characteristic’ of [that] concept »). L’abstraction généralisante (generalizing abstraction) consiste au contraire à ne retenir que les plus centraux et les plus caractéristiques parmi les traits distinctifs d’un concept (c’est probablement ce qui s’est produit pour le morphème konn < connaître, examiné ci-dessus). Dans l’un et l’autre cas, l’output est nécessairement une partie de l’input : lors du processus de grammaticalisation, les concepts sont purement et simplement réduits dans leur intension et développés dans leur extension. Dans le cas de plede, le processus d’abstraction isolant semble curieusement avoir opéré à partir d’un sémantisme au préalable modifié du verbe plaider (plaider continuellement, être toujours en procès ; cf. le nom plaideur qui possède bien quant lui le trait distinctif en question. Tout se passe comme si, pour que démarre le processus, il avait fallu que plaider hérite d’un des sèmes de plaideur).

Depi se on moun k ap plede pale anpil ‘dès l’instant où c’est une personne qui ne cesse d’être en train de beaucoup parler’ (328,9)
Men wi si l ap plede pale anpil .. ‘mais oui s’il ne cesse de parler beaucoup’ (328, 13)
L ap plede mache ‘il ne cesse pas de marcher’ (497, 8)
Plede bwè bweson, plede vale tafya ‘boire de l’alcool sans cesse’ (Fattier 2000a, vol. 1, p. 447)
Plede pale anpil ‘ne pas cesser de parler beaucoup’ (2094, 13)

Ces formes ne sont pas à confondre avec le verbe plede  :
Y ap plede ‘ils sont en procès’ (1213, 4)

· avancer > vanse

Morphème aspectuel (il saisit le procès juste avant sa fin). Cette solution ne semble attestée que dans le Sud d’Haïti.

M vanse fini ‘j’ai presque fini’ (2165, 10)

2.3.2. Pronoms : nouvelles fonctions

· moi > m(wen)

Indice pronominal clitique. Le créole haïtien illustre une évolution, attestée dans d’autres langues, en particulier indo-européennes, celle de la « création d’indices pronominaux nouveaux par satellisation d’unités qui, dans l’état le plus anciennement connu de [cette langue], avaient le statut de noms déictiques » (Creissels 1995 : 163) [30]. Tout un paradigme de morphèmes déictiques (la série moi des pronoms personnels du français) a été grammaticalisé en pronoms clitiques (phonologiques) [31] sujets ou compléments, représentant les différents arguments du prédicat verbal. Ces pronoms ne comportent pas de désinences livrant des indications sur leur fonction syntaxique.

M achte liv la ‘j’ai acheté le livre’ (Cadely 1997 : 78)
Si m konnen ou te la ‘si j’avais su que tu étais là’ (2017, 19)
N pa t gen tan wè ‘nous n’avons pas eu le temps de (nous) voir’ (2017, 19)
Cette évolution qui s’est en quelque sorte faite sur le patron de la configuration antérieure a été compensée par le maintien dans la langue des noms déictiques (aboutissements créoles de la série moi) comme formes autonomes. La disparition des pronoms anciens (série je) est à mettre au compte, entre autres, de leur complexité morphologique (flexion casuelle) et de leur caractère atone. Les nouveaux indices pronominaux se manifestent aux deux « extrémités » de la forme verbale : l’indice de sujet est antéposé à la base verbale, les indices représentant divers types de compléments (en fonction de la valence du verbe) lui étant postposés. Le créole haïtien fait partie des langues dans lesquelles le mot verbal peut intégrer plus de deux indices pronominaux (Creissels 1995 : 159) :
Mwen ba li l [32] ‘je le lui ai donné’

Le créole d’Haïti, langue à syntaxe SVO, place le prédicat verbal entre le sujet et l’objet pronominal (SVOpron). Cette innovation créole est probablement une des conséquences de la grammaticalisation de la série moi du français à partir de données d’input qui relevaient de la langue orale familière : à l’impératif positif [33], comme le notent Riegel et al. 1994 : 204, les formes me et te sont remplacées par les formes disjointes moi et toi : Fais-moi pas rire/Me fais pas rire ; Dis-moi pas qu’il est encore malade/Me dis pas qu’il est encore malade. DeGraff (à paraître : 73) fait également cette hypothèse : « Thus, Fr positive-imperative word-order may have been an additional syntactic trigger in the emergence of object-in-situ in HC –this in addition to morphological triggers such as reductions in overt verbal (and nominal) inflection ».

· le tien > kin/kenn

Morphème employable en combinaison avec tous les indices personnels comme outil de détermination dans les constructions possessives emphatiques. Une extension analogique est associée à la grammaticalisation (Fattier 2000b : 45). Le créole haïtien est une des nombreuses langues dans lesquelles les mêmes formes assument les deux statuts de pronom possessif et d’adjectif possessif.

Pitit kin a mwen la ‘mon enfant à moi’
Et, toujours en association avec un pronom, comme substitut du déterminé :
Sa se kenn a w ‘ça c’est le tien’ (2008, 2)
Mango sa a pa kin a m ‘cette mangue n’est pas la mienne’ (2008, 16)

· lui > li

Nous sortons ici du domaine strictement grammatical pour entrer dans celui de l’approche informationnelle de l’énoncé. La variété de créole parlée dans le Nord d’Haïti met à la disposition de l’énonciateur un procédé permettant de signaler comme tels les éléments thématiques [34] et donc d’enleverlesdifficultésd’identification. Pour effectuer la thématisation, on combine le détachement d’un constituant, la postposition de la particule de thématisation li au constituant détaché, et la reprise du constituant thématisé par un pronom. Le constituant détaché en tête de phrase peut être un nom déictique, un mot en emploi autonymique, un nom déterminé, un adverbe de temps, etc.. On note que cette particule de thématisation apparaît toujours sous la forme li (comme du reste le nom déictique correspondant li), alors que dans le Nord d’Haïti, le pronom clitique 3sg. est le plus souvent i.

Li li , i toujou fèm ‘quant à lui, il est toujours ferme’ (ALH, discours vernaculaire [35])
Alò pwason sa yo li, se yo k pi gwo ‘alors quant à ces poissons, c’est eux qui (sont les) plus gros’ (ALH, discours vernaculaire)

3. Dégrammaticalisations

Pour éclairer les phénomènes de changement qui se sont produits dans la genèse du créole haïtien, le concept de grammaticalisation ne suffit pas : il paraît également utile de recourir à celui de dégrammaticalisation. Il existe en créole des entrées lexicales (affixes et autres) [36] qui ont pour étymons des éléments grammaticaux, liés ou autonomes. A titre d’exemple, nous commenterons brièvement le cas de matériau affixal, flexionnel à l’origine, qui en est venu à être employé comme matériau, affixal également, pour la construction (ou dérivation) d’unités lexicales complexes. Cette morphogenèse s’est effectuée dans un cadre où la flexion a été rendue progressivement inopérante pour le verbe [37] : les mutations du type de celle que nous signalons sont en quelque sorte le corrélat morphologique des grammaticalisations évoquées au § 2.1. Il est indéniable que le caractère morphologiquement complexe des formes verbales fléchies françaises a été saisi : certains mots ont été perçus comme étant le lieu d’apparition d’unités minimales qu’on ne voit qu’en eux, unités minimales qui ont fait l’objet d’un recyclage. Plusieurs cas sont à signaler [38] mais nous nous contenterons ici de ne donner qu’une illustration d’un tel recyclage avec la mutation en unité lexicale [39] (suffixe constructionnel productif) de la marque flexionnelle d’infinitif des verbes français du premier groupe :

zongN -> zongleV (ongle > °ongler, donner des coups d’ongles [40]).

Le créole haïtien n’ayant pas de flexion verbale (sauf exception résiduelle), il serait erroné de faire de –e une marque de flexion. Le « principe de persistance » (Hopper 1991) peut être adapté ici : le créole haïtien a attribué conventionnellement à ce suffixe une valeur qui n’est pas totalement déliée de la valeur ancienne. Il nous semble que l’affectation d’un nouveau statut à –e présuppose une ambiguïté potentielle, ambiguïté créée par le fait que la flexion verbale n’est pas tout à fait abolie au moment où le créole se pourvoit de morphèmes TMA pré-verbaux. Sans quoi, on ne voit pas bien ce qui aurait motivé un tel recyclage.
Quoi qu’il en soit, il est important devant un tel changement d’avoir à l’esprit l’un des postulats essentiels de la théorie de la grammaticalisation, à savoir que la grammaticalisation est un processus irréversible (c’est l’hypothèse de l’unidirectionnalité), et d’en bien mesurer avec A. Giacalone Ramat (1998 : 115) la conséquence : « […] grammatical elements do not turn back in the direction of the lexicon ». Comme le note Ramat (1998 : 115), non seulement il existe des contre-exemples de « dégrammaticalisation » [41], mais ils ne sont pas aussi rares que s’accordent à le dire la majorité des spécialistes. Il se pourrait bien que sur ce plan le créole haïtien (et peut-être d’autres créoles avec lui) fasse quelque peu évoluer le sentiment général qui considère les changements qui vont à rebours des canaux de grammaticalisation comme idiosyncratiques et non fréquents.

En conclusion

Ce catalogue de cas (plus d’une trentaine ont été évoqués) n’épuise pas le sujet ; il vise surtout à persuader le lecteur de l’intérêt que présente le créole haïtien (et à travers lui, les autres langues dites créoles) pour l’étude du changement linguistique.
La grammaticalisation est bien une partie du développement du créole haïtien (Mufwene, à paraître). Et il n’y a aucune raison d’invoquer, en ce domaine comme dans beaucoup d’autres, un quelconque exceptionalisme créole (DeGraff, à paraître) [42].
Il convient d’ajouter que l’examen passe sous silence le fait que nombre de morphèmes issus de grammaticalisation sont en coexistence avec d’autres « solutions » (le morphème de comparaison ou le morphème causal, par exemple).
Le lecteur se gardera d’inférer de cette présentation que nous réduisons le changement (morpho-)syntaxique aux seules grammaticalisations. Rien ou presque n’a été dit de l’extension analogique, un mécanisme qui a pourtant joué un rôle relativement important dans la formation du créole haïtien.
L’ordre de présentation qui a été adopté ne doit pas être interprété comme calquant la chronologie des événements linguistiques du changement. Il fallait bien adopter un ordre quelconque et nous avons choisi de privilégier une perspective qui tienne compte du fait que pour certains des changements survenus en créole, leurs contours étaient déjà bien dessinés en français des XIVe-XVIIe siècles : ainsi les changements baptisés « parachèvements de grammaticalisation » (section 2.1). Mais cela ne signifie pas (par exemple) que ces parachèvements ont eu lieu avant le changement qui a entraîné la dislocation et la disparition du paradigme français des pronoms conjoints (section 2.3.2).
A différentes reprises, il nous est arrivé au cours de l’étude de nous demander si les faits examinés ne relevaient pas du mécanisme de changement appelé « réanalyse » et dont Langacker (1977 : 59) propose la définition suivante : « change in the structure of an expression or class of expressions that does not involve any immediate or intrinsic modification of its surface manifestation ». La lecture du travail d’Haspelmath (1998) nous a dissuadée d’y recourir de façon précipitée. En arguant qu’il faut donner tout son poids au mot « structure » dans la définition du terme « réanalyse » proposée ci-dessus, Haspelmath insiste, exemples et démonstrations à l’appui, sur cinq différences essentielles qui permettent selon lui d’opposer réanalyse et grammaticalisation [43]. A la réflexion, il ne paraît pas si simple de trancher. Si on prend le cas des pronoms personnels par exemple, on peut dire qu’il y a grammaticalisation et perte d’autonomie, dans la mesure où d’anciens pronoms disjoints (autonomes) sont dorénavant utilisés comme pronoms conjoints. Mais on note aussi que la structure d’ensemble est affectée en surface, pas en profondeur (sont en fait reconstitués deux paradigmes, deux séries de formes, conjointes et disjointes) : il y a donc eu là quelque chose comme une grammaticalisation sur fond d’analogie. Et surtout, nous sommes convaincue que cette grammaticalisation est due à l’acquisition du français langue 2 par de jeunes adultes africains lors de la première phase de la société coloniale (société d’habitation) [44].

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[1] Données qui ont déjà fait l’objet d’une étude (Fattier 2000b : 864 et suivantes).

[2] En écrivant cela Benveniste se comporte dans la foulée de Meillet en digne héritier des philologues du XIXe siècle. Montaut (1990 : 51) note à propos du père de la linguistique comparée française : « Quand A. Meillet, en 1918, juge le magyar « sans supériorité d’aucune sorte », et le lituanien comme « à peine une langue de civilisation », ou le turc sauvé par son européanisation, n’est-ce pas toujours sur la base de ce même constat, implicite : que les langues indo-européennes sont les seules langues de civilisation ? ».

[3] Degraff (à paraître) propose une description de la morphosyntaxe du verbe et des pronoms objets du créole dans une perspective théorique explicite et homogène (cadre générativiste).

[4] Sur les quatre tâches de l’apprenant, on lira avec profit Klein 1989

[5] Même si, comme me le fait remarquer une relectrice, l’absence de copule est un trait caractéristique de plusieurs créoles (imputable à un universel d’acquisition ?), nous continuons à nous demander s’il n’y a pas eu une relation à établir entre la spécialisation dont te a fait l’objet et l’absence de copule dans de telles constructions. Cette spécialisation va de pair en effet avec l’effondrement du paradigme de formes fléchies dont était était, au départ, un des membres.

[6] Figurent entre parenthèses le numéro de la carte/notice (et du commentaire associé) de l’Atlas Linguistique d’Haïti (ALH) où les données figurent, suivi d’un ou de plusieurs numéros de points d’enquête. (2015, 20) est à lire carte 2015, point d’enquête n° 20. Les données sont présentées ici dans l’orthographe (à orientation phonologique) officielle du créole haïtien.

[7] C’est également vrai d’autres morphèmes examinés ci-dessous dont nous ne donnerons que la valeur par défaut.

[8] Nous faisons usage ici d’un terme emprunté à Colette Craig 1993, en l’adaptant certes quelque peu : « The term ‘polygrammaticalisation’ is used here to describe the phenomenon by which a single morpheme is the source of multiple ‘grammaticalization chains’ [..] » (p. 455)

[9] Chaudenson (1974 : 981) note qu’à l’époque classique, dans la formation du futur périphrastique, ‘aller’ est concurrencé par ‘s’en aller’ dont quelques créoles (le réunionnais en particulier) ont conservé la trace. Il convient donc de signaler qu’une construction comme je m’en vas a pu figurer dans les données d’exposition initiales

[10] Nous dénommons « créole colonial » la variété de créole décrite dans l’ouvrage de Ducoeurjoly (1802). Ducoeurjoly p. 363 : « Anon nou fini punch à nou » (finissons notre punch) ; la notation ducoeurjolienne enregistre et tient compte de l’assimilation (régressive) de nasalité.

[11] La place nous manque pour développer le commentaire à propos des différents cas de figure présentés et pour justifier certaines options. Le lecteur intéressé par le détail pourra trouver des informations complémentaires dans notre travail de thèse (Fattier 2000a) où se trouvent systématiquement signalées les attestations anciennes et les étymologies probables ou possibles. S’agissant du cas du morphème annou qui nous occupe ici, en nous basant sur la seule forme sonore, on pourrait être tenté de lui assigner une séquence originelle française du type « à nous de + V ». Dans Fattier 2000a (vol. II, p. 851, commentaire 1992C consacré à annou), nous citons Chaudenson (1981 : 211) qui signale que la formation de la première personne de l’impératif par le tour alon/anou + thème verbal se retrouve dans la totalité des créoles français. Le même auteur précise en 1974 (p. 680) que « le changement de l en n paraît résulter de l’influence de deux tours français proches : allons + inf. et à nous de… . Comme ce morphème cumule les marques personnelles (1ère du pluriel) et modales, l’influence analogique de la marque personnelle nous que tous les créoles ont conservée a contribué à favoriser le processus ». Comme il est dit dans la note précédente, une assimilation de nasalité a joué un rôle dans l’irruption de cette forme (allons nous > annons nous > annou/ann).

[12] Dans le lecte de Ducoeurjoly, il est fait usage du congloméré n’a pas antéposé au thème verbal pour former l’impératif négatif : n’a pas maginé vous que .. ‘ne vous imaginez pas que’.

[13] Nous utilisons ici l’édition 1969 de l’ouvrage de Grevisse (en lieu et place de la 13e édition de 1993) pour des raisons d’homogénéité : c’est également celle à laquelle il est fait référence dans Fattier 2000a (l’édition de 1969 était la seule disponible en Haïti lorsque nous y avons entrepris de commenter les cartes de l’ALH dans le cadre de notre thèse).

[14] Nous ne fournissons pas en bibliographie les références des travaux des auteurs cités par Grevisse.

[15] La carte consacrée à la particule vin (ALH, volume VI, page 102) porte un numéro erroné : il faut lire 2027 et non 2227

[16] On note que la position de la négation est distinctive en créole, comme en français : li ka pa vini (elle peut ne pas venir ; épistémique) ¹ li pa ka vini (elle ne peut pas venir ; déontique). Cf. aussi Fattier 2000a : 877-878 (commentaire 2029D).

[17] Ce morphème pou occupe la position « complementizer » et il est placé devant le sujet, ceci à la différence du pou modal, comme me l’a rappelé M. Degraff

[18] Grevisse, § 1027 cite Il a pris du tabac pour lui fumer. A. Bollée m’a signalé l’existence de la même construction dans le créole seychellois : mon’aste en liv pou mwa lir.

[19] Merci à Hans den Besten d’avoir attiré mon attention sur ce point. Degraff dans « Morphology and word order » (à paraître) considère (a)pral(e) comme le produit d’une « grammaticalisation/réanalyse » de après aller.

[20] Du point de vue formel, hors détermination d’insistance, deux possibilités existent : ou bien le déterminant génitival est simplement juxtaposé (postposé) au déterminé (kay Michel la : la maison de Michel (maison (de/à) Michel la) ; kay mwen an : la maison de moi, ma maison (maison (à/de) moi la), ou bien un morphème connectif (d’origine française) relie encore l’un à l’autre (kay a Michel la, kay a mwen an).

[21] Littéralement : chat + part (de/à) + moi + le. Comme pronom, la forme peut recevoir un déterminant : Comhaire-Sylvain (1979 : 56) cite l’exemple suivant : pa-m sa-a bõ mêm ‘ce mien est très bon’ (parmi toutes les choses de même nature que je possède, celle-là est très bonne). Cette auteur ajoute plus loin (p. 57-58) : « dans les rapports d’appartenance on préfère souvent se servir du possessif au lieu du démonstratif pour insister sur la propriété : Sa Madã Minã-ã = Pa Madã Minã-ã = Celui de Mme. Minant ; Sa kõpè-m-la = Pa kõpè-m-la = celui de mon compère ».

[22] Littéralement : part + (de/à) + moi + la + pas + pourrie

[23] Le syntagme génitival peut se définir, selon Creissels (1995 : 129) comme structure déterminative dans laquelle le terme déterminant est un constituant nominal, c’est à dire dans laquelle la fonction de déterminant peut être occupée par un nom propre. Ainsi, en français, la construction « substantif + préposition + nom » répond à cette définition (par exemple : maison de Michel).

[24] Merci à M. Degraff dont les remarques sur ce point m’ont permis de préciser ma pensée.

[25] Kriegel (2000) propose une description fonctionnelle des systèmes de réflexivisation actuels de variétés écrites des créoles mauriciens et seychellois.

[26] Ce type de verbe sériel, marqueur de rôle thématique, l’un des types majeurs de la sérialisation verbale, est particulièrement bien attesté en Afrique de l’Ouest, d’après Givón (1991 : 82).

[27] Dans certains cas, une alternative est possible : li voyé zétrenne ba moué (Ducoeurjoly : 314) vs mo voyé li yon chemise (Ducoeurjoly : 314).

[28] L’apparition continuelle de nouvelles strates, pour des domaines fonctionnels étendus, ne disqualifie pas pour autant les anciennes strates qui peuvent continuer à exister et à interagir avec les nouvelles.

[29] Le texte n’est pas daté. Toutefois, les chercheurs qui l’ont étudié (Guy et Marie-Christine Hazaël-Massieux, F. Lambert-Prudent) s’accordent pour estimer qu’il a été rédigé au cours de la période 1750-1780.

[30] Noms déictiques : « formes syntaxiquement nominales qui se distinguent des autres formes nominales par le fait que leur référence dépend directement de la situation d’énonciation » (Creissels 1995 : 122).

[31] Nous empruntons l’expression « clitique phonologique » à Cadely (1997 : 79-80) qui donne deux arguments syntaxiques à l’appui de son hypothèse sur l’absence de clitiques syntaxiques en créole haïtien : cette langue ne présente pas la règle dite « mouvement de clitiques » généralement associée aux clitiques syntaxiques ; les pronoms personnels peuvent s’attacher à des catégories lexicales autres qu’un lexème verbal (kisa l fè ? kisalfè ? Qu’est-ce qu’il a fait ?), ce qui n’est généralement pas le cas dans les langues comportant des clitiques syntaxiques. Mais la question, complexe, demande à être encore travaillée : M. Degraff m’a signalé à cet égard l’existence d’un article de Judith Klavans « The Independence of Syntax and Phonology in Cliticization » (Language, vol. 61, n° 1, pp. 95-120).

[32] Dans cet exemple, l’enclitique prend appui sur une unité accentogène qui est elle-même un indice personnel

[33] Cf. également Fattier (1995 : 142).

[34] Le baoulé offre une telle structure de « thématisation d’insistance » (Creissels et Kouadio 1977 : 197-198).

[35] La mention ‘discours vernaculaire’ signale les énoncés recueillis au cours de l’enquête pour l’ALH qui n’ont pas fait l’objet d’une cartographie.

[36] Des lecteurs pourraient s’étonner que nous ne fassions pas usage de la distinction entre morphèmes et lexèmes (selon la terminologie de Martinet). Dans le cadre théorique que nous utilisons (cf. les travaux de D. Corbin), l’unité de base est le lexème, non le morphème. Et la morphologie est une morphologie « à base lexème ». Il faut bien réaliser que le morphème est une unité bizarre, qui ne sert qu’une fois, qui est presque tout de suite inutilisable. En fait chaque étape de la construction d’un mot complexe construit opère et formellement et sémantiquement sur l’étape précédente. Un exemple en donne la preuve formelle : [professeur] N > [[professor] Nal] AdJ > [[professoral]ADJ ment] ADV (on ne revient pas à professeur ; on met en relation le dernier produit de la dérivation avec le produit de la dérivation précédente). La morphologie constructionnelle s’inscrit dans l’hypothèse selon laquelle la linguistique essaie d’en savoir autant (par science) que le locuteur natif. Or celui-ci, dans sa relation aux éléments du lexique, a affaire aux unités lexicales, aux mots, pas aux morphèmes. Merci à F. Kerleroux (Université Paris X) de m’avoir initiée à cette passionnante façon de concevoir la grammaire des mots.

[37] On peut signaler tout de même l’existence de quelques formes fléchies pour quelques verbes (pri, ann arivan m, an sotan m, fè/fèt).

[38] Le créole haïtien dispose d’un suffixe an qui permet de construire des adjectifs sur des bases verbales : rayiV>rayizanN ; konprannV>konprenan, donnen>donan, take>takan, koute>koutan. C’est au départ un segment de participe présent français, produit du composant flexionnel.

[39] Corbin (1991 : 20) liste les affixes dérivationnels parmi les entrées lexicales (« La liste des entrées lexicales de base est constituée de tout ce qui, dans le lexique, n’est pas construit dérivationnellement »).

[40] La présence du phonème /l/ est due à une épenthèse.

[41] Nous lui empruntons le terme. Elle précise également (1998 : 115) que Hopper et Traugott (1993 : 127) considèrent qu’il s’agit là de « lexicalization » or « recruitement of linguistic material to enrich the lexicon ».

[42] Mes remerciements vont à Salikoko Mufwene et à Michel Degraff qui ont eu la gentillesse de me faire parvenir leurs travaux avant publication (ils sont cités dans la bibliographie).

[43] Page 327, table 1, GRM versus Reanalysis : loss of autonomy/substance vs no loss of autonomy/substance ; gradual vs abrupt ; unidirectional vs bidirectional ; no ambiguity vs ambiguity in the input structure ; due to language use vs due to language acquisition.

[44] Elle n’est pas due à l’emploi de la langue (« due to language use » dans les termes d’Haspelmath).

Fattier, Dominique (dominique.fattier@u-cergy.fr)